Arbre éternel et créature éphèmère parlant de la vie

Quand un arbre éternel et une créature éphémère parlent de la vie.

« L’essentiel est l’emploi de la vie, non sa durée » Sénèque

Formant comme un coeur ardent dans le ciel, le soleil embrassait les courbes de la vallée. Il disparaissait lentement, léchant l’échine de l’horizon, tout en emplissant d’émoi les yeux nostalgiques d’Aio. Les izar ont cette étonnante singularité d’être d’une intense rudesse, mais à la fois très émotifs. Leurs paumes étaient larges, rugueuses et solides comme un roc, et toutes les couleurs d’un coucher de soleil coloraient leurs iris, du doré au fuchsia. Pourtant ces mains capable du plus gracieux des artisanats, en torturant une souche pour lui prêter des traits anthropomorphes, n’en finissait pas d’agacer Paí : ce savoir-faire héréditaire n’avait pour lui que l’air d’une chirurgie bigarrée, à la limite d’une sanglante torture. L’homme-arbre finit par maintenir son attention sur les constellations et invoqua « Oppos Marwort Crid ». Une boule de feu rougeoyante s’alluma, suspendue dans les airs, et remplit les racines et l’écorce de Paí d’une chaleur réconfortante, alors qu’un sourire satisfait se ficha sur ses lèvres. La distraction tira l’izar de son occupation : d’un rapide soubresaut, Aio se leva de son piédestal rocailleux et alla se poster à proximité de la sphère lumineuse, émerveillé. Paí s’enorgueillit de cette fascination qui accroissait sa fierté, et bien que leur récente querelle les ai soumis au silence depuis le début de l’après-midi, l’apparition magique de cette lueur carmin déliait les langues :
« Elle tire son énergie des étoiles !
– L’astronomie est une science fascinante, remarqua l’izar, avec toujours plus d’entrain.
– Ce soir, j’ai invoqué Antarès pour sa chaleur : l’air se rafraîchit, mais dès les premiers rayons de l’aube, elle aura disparu ».
Paí se voulait instructeur en disant cela, mis il ne put s’empêcher de remarquer la mine affectée de la petite créature qui venait de se renfrogner.
« C’est donc de la magie ? interrogea Aio.
– Oui, lui répondit l’homme-arbre, l’astrologie est une forme de magie, quand elle est bien étudiée et utilisée à bon escient ».
Voyant le dégoût qui, désormais, verdissait la face de la créature d’une pâleur blafarde, Paí poursuivit :
« La magie te déplaît ?
– La magie est une mauvaise chose. Elle est néfaste pour tous les izar, et nous conditionne à cet état servile, sans pouvoir jamais s’en défaire ».
Il s’interrompit un instant, au constat de l’ineffable stupeur de l’arbre, avant de poursuivre, dubitatif :
« En tout cas, on ne peut pas dire qu’elle soit complètement bénéfique ! ».

Modestement, Paí poursuivit ses incantations, afin que la lueur de la boule de feu s’amenuise. L’obscurité étendit son abîme sur la vallée, chatouillant les vignes d’un souffle délicat aux parfums d’acanthe. L’être végétal était parvenu à éclairer le campement d’une lumière bleutée et reposante, mais d’une chaleur toute autant réconfortante. Du coin de l’œil il surveillait Aio qui, de sa petite taille, surplombait le val du haut du pic solutréen. Paí l’avertit que ce halo était peut-être magique, mais que ce sortilège leur portait secours, et qu’en tout état de cause, l’intensité des étoiles s’évanouissant à l’aurore, la magie ne serait qu’éphémère. Cela réveilla l’attention de l’izar :
« Qu’est-ce ça signifie : éphémère ? »
Paí réfléchit. Il ne sut trop qu’en dire, tant le temps, pour lui, était une chose absurde, volatile, insignifiante. La cérémonie de réincarnation lui revint en mémoire ; les images de ce soir où, alors que son linceul s’apprêtait à l’envelopper, les phusilogues décidèrent de changer son destin, s’imprimèrent dans son cerveau. Il se convint d’aborder sa réponse avec philosophie :
« J’ai vécu et grandit une existence avant qu’on m’en offre une nouvelle. J’ai profité de chaque instant en pillant la vie. J’ai aimé mon entourage, puis l’ai détesté. J’ai eu des amis et des ennemis, et sans doute beaucoup de gens que j’ai connu m’était indifférent. J’ai rendu peu de service, mais ai causé bien des souffrances. Je n’était ni bienfaiteur, ni généreux, ni altruiste. Tout ce qui me passionnait était l’astrologie : c’était une amante compréhensive et sage. J’ai adoré cette vie, j’ai glorifié ses plaisirs, j’ai joui de ses délices et me suis délecté de tout ces avantages, en sachant qu’un jour ce ravissement me serait ravi. Or, une seconde me fut accordée, une seconde vie dont la durée en valait mille : une seconde vie pour profiter de mes remords, des conséquences de mes égoïsmes, une existence de vergogne à contempler les futiles erreurs qui fructifiait au travers des générations. Cela, c’est l’éternité ».

Le silence qui pesait autour d’eux laissa entendre le crépitement de la boule lumineuse. Paí regretta soudain d’avoir invoqué Alpheca pour baisser son éclat : ces étincelles sont inévitables et rappellent à l’homme-arbre les propriétés destructrices d’un feu naturel. Aio rompit le silence :
« Je suis né il y a trois jours. Quand je suis sorti du cocon, je n’avais plus de traces de mon ascendance. J’ai vécu sans avoir vécu, sachant manipuler les outils les plus techniques et exécutant les plus beaux chefs d’œuvre d’artisanat, des prodiges d’ingénierie. Cette aptitude m’est inné, offerte par la magie. Comme tout izar. Et la magie, aussi, me reprend cette prédisposition en même temps qu’elle me reprend la vie. Comme tout izar. Depuis mon premier souffle, j’ai haï la magie, j’ai appris à la détester. Mais ce que tu as créé, par magie, de la puissance des étoiles, est un prodige d’un autre genre et m’offre de connaître une facette de cette déesse que j’ignorais. C’est comme admettre qu’une tortionnaire peut être bienfaitrice. Je suis né il y a trois jours, c’est la durée de vie d’un izar prévue par la magie. Ce coucher de soleil est le dernier que je verrai, et à l’aube je ne serai plus là.
– Cela, dit l’être végétal, c’est éphémère ».
Le pétillement pyrique poursuivit la commande empirique de la formule, recouvrant le silence de plomb qui s’était couché sur le campement. Paí souffla avant d’achever :
« La fugacité de ton existence est une félicité. La mienne est le tombeau de mes fautes ».

Râlant à l’arrivée rusée d’un rayon au travers de la brume, Paí remua ses branches en se réveillant. Ses paupières d’écorce s’ouvrirent sur un rond de pierre, où il avait invoqué la sphère la veille. Puis dans un soubresaut, il se releva vivement, observant autour de lui, projetant son regard vers l’infini de la vallée. Du sommet de la montagne, il était seul : Aio l’izar avait disparu.