La duchesse ennuyée

Nous sommes au XVIIIe siècle, plus précisément au mois de juin, l’année importe peu, la scène demeure identique, le soleil brille dans le ciel du début de l’été approchant. Elle observe silencieusement la scène depuis la fenêtre. Écoutant d’une oreille distraite les rires de ses enfants jouant dans le jardin à l’anglaise. Innocence joyeuse et bénie des plus jeunes. Gagnée par une inavouable solitude, elle s’abandonne sur une duchesse dans un long soupir, dégustant sans y prendre goût, une madeleine posée dans un plateau en argent sur une table de style georgien. Levant son regard vers le plafond ouvragé, elle regarde la folie qui ne se trouve que dans les rocailles présentant des scènes qu’elle envie. Les dieux et héros grecs semblent avoir une vie des plus romanesques comparé à la sienne. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage, vu cent paysages, qu’elle est belle la liberté.

Mais cela ne la concerne pas, elle est cloîtrée, enfermée dans une prison dorée ornée par l’ennui et la routine. La seule liberté qu’elle conserve, c’est son esprit. Elle s’y remémore les jeux de l’enfance, l’innocence et les rires. Enfant, elle se voyait parcourir les mers en direction des Amériques, des mystérieuses Indes Orientales et même du continent Australe. Découvrir les habitants de toutes les contrées, leurs coutumes, leurs habitudes. Après tout, l’Empire Britannique est présent sur les quatre coins de la planète, elle aurait tort de s’en priver. Tous ses rêves, toutes ses pensées, ne pouvait alors imaginer qu’elle serait promise dès son plus jeune âge à un duc casanier et terne.

Sa jeunesse heureuse… une époque définitivement passée.

Son quotidien est à présent noyé dans les convenances qui n’ont de sens pour personne et surtout pas pour ceux qui y sont contraints. Entourée d’un mari absent et d’amis navrants, tous coincés dans ce qu’il est bon de faire et de paraître. Présents à ses côtés uniquement pour son rang et non pour sa personnalité. Tout cela présage d’un avenir certain où rien d’extraordinaire ne se passe jamais, une vie convenable aux yeux de tous pour si peu de plaisirs.

Seule, terriblement seule, et pourtant si surveillée. Le duc n’a que faire de sa jeune épouse tant qu’elle se tient dignement à ses côtés au moment où il le faut. Il a l’âge d’être son père et elle doit s’estimer heureuse qu’il soit deux fois moins âgé que le sien. C’est un homme riche et respectable pour la bonne société possédant un titre de haute noblesse que seule sa condition rachète. Le rêve de tant de personnes, mais pas le sien. Mais personne ne lui a demandé son avis. La seule chose qui lui reste, c’est le souvenir de ses espoirs d’enfant, de ses courses dans le jardin familial, de ses rôles, elle se voyait en valkyrie ou amazone, au final elle n’est pas Ulysse mais Pénélope. Elle tisse chaque jour un nouveau fil dans sa vie, identique au précédent, immobile.

Mais cela doit changer dans l’esprit de la jeune femme, appréciée et désirée de tous sauf de son mari. Elle qui ne connaît que le confort et l’obéissance a envie de sortir des sentiers battus à l’avance et de l’ordinaire si accommodant aux personnes satisfaites par le néant d’un quotidien morbide.

Le flegme et le recul requis au sein de l’Empire n’est pas à son goût. Il existe chez elle une volonté forte, une envie folle, celle de s’envoler, loin de ce soleil funeste qui brûle ses ailes. Connaître le monde en dehors de ce château, en dehors de cette société mondaine, Bath ou Londres, la belle affaire, elle n’a cure des cures et des ouvrages de la bibliothèque. Le monde n’est pas dans les livres ni dans les cartes, il est là, dehors. Et il regorge de cultures, de merveilles inimaginables. Demain, un commodore de la compagnie des Indes doit se rendre au château pour conclure un accord avec le duc… Et si c’était enfin l’occasion pour elle de réaliser ses rêves d’enfant et de transformer cet espoir éphémère en réalité ?