Éphémère

Parfois, il y a un homme.
Parfois la pièce est remplie. Une vie entière au service de l’autre. Viser haut, s’aimer les uns aux autres et être ouvert aux merveilles.

Dix-huit années de sa vie à être le leader de sa génération, de toutes ses classes, de toutes ses équipes, rugby comme hockey. Un rôle modèle, un ami un grand-frère. Dix huit années à forger un caractère endurant comme le rocher face au ressac de la mer. Il y a des gens avec qui on partirait au front s’il devait y en avoir un. La locomotive du train de sa vie. Certaines personnes vous poussent à voler, d’autres déploient leurs ailes et vous font décoller.

Qu’est-ce que la vie, sinon une machine à fabrique à fabriquer des souvenirs. Quelle meilleure générosité que celle d’en créer aux autres.

Parfois, il y a un homme.

Il a maintenant 24 ans, son cercle social s’agrandit d’une personne à chaque rencontre, tant il marque les esprits. Il vient d’obtenir son diplôme avec distinction, il brille et fait briller. Sa future vie, il l’oriente chez les marines, futur colonel de la marine Royal, mais d’abord, il doit profiter des dernières vacances longues du reste de sa vie. Passionné de ski, il y va chaque année depuis son enfance. Les Alpes sont sa deuxième maison. Les étoiles, c’est dorénavant lui qui les distribue. Il n’y va pas pour deux semaines, comme avec sa mère depuis que son père est décédé, mais 6 mois en saison. Quatre semaines avant, sa grand-mère décède. Deuxième mère pour lui, il tient et supporte sa famille à bout de cœur, dans son rôle de moteur. Il fait face et affronte. Et il trace un chemin à suivre dans la tempête. Deux semaines avant de décoller, il multiplie les visites et les coups de fil afin de s’assurer qu’il a pu partager de son temps avec chacun de ses amis.

Quelque part, cette expérience le rapproche d’une vie de rêve : skier tous les jours, tenir un bar, organiser des évènements afin de former des sourires sur les visages qui croise son chemin de vie. Je l’appelle, lui raconte ma vie avec l’ancien, il me parle de sa mère et sa sœur qui le rejoigne bientôt pour des descentes alpines familiales. Il me dit que sa saison touche à sa fin et que son chemin du retour passera par chez moi. Il m’en fait la promesse, je sais qu’il la tiendra. Ses promesses sont toujours tenues, ses paris aussi.

Un soir alcoolisé, il me dit se lancer dans l’apprentissage de l’espagnol. Je lui réponds que dans 6 mois, il n’aura pas retenu 1 mot. Le restaurant du Marina Bay de Singapore est choisi comme enjeu du pari. 6 mois après, il perd son pari et inscrit la date. Cette année nous voit travailler ensemble, sortir ensemble, chanter ensemble ivres morts « Don’t Look Back In Anger » au karaoke de notre université, perdre nos poumons en suant au futsal, visiter sa ville natale, boire un coup dans le pub tenu par sa mère. Cette année, c’est également le gros repas de Noël que lui et ses colloques nous préparent, déguiser en lutins. Cette année, ce sont des paris perdus aux courses de chevaux, les rues de notre ville arpentées jusque dans leur chair, de jour comme de nuit. Cette année, c’est son soutien inconditionnel pendant une période de doute, des heures nocturnes ensemble.

Parfois, il y a un homme.

Il va découvrir ma région, dont je lui parle tant. Je compte les jours, lui les flocons. Et il en voit tomber beaucoup en cette fin de saison. Lui et ses collègues décident d’aller arpenter les forêts alentours, un matin un peu brumeux. Ils se retrouvent dans un coin qu’ils ne reconnaissent pas, font demi-tour, cherchent la sortie de la montagne, leurs skis bien accrochés à leurs pieds. Soudain, une collègue et amie ne voit pas à travers la poudreuse le début d’un ravin. Elle bascule et dégringole une centaine de mètres. En contrebas, elle hurle mais ils n’entendent pas ce qu’elle dit, ses mots se dissipant dans la brume. Et il y va, en capitaine. Il cherche à savoir dans quel état se trouve t-elle afin de mieux pouvoir l’aider. Mais la poudreuse brouille les cartes et masque les faux-plats. Vingt-quatre années de pratiques se jouent ici mais la montagne referme son piège sur lui. Il bascule, dévale lui aussi la pente et termine sa chute sur un rocher que sa tête percute.

Ephémère.