J’ai 29 ans et 11 mois, pour ne pas dire 30 ans, et je suis serveur à l’hôtel Le Crillon, vous voyez ce palace qui donne sur la place de la Concorde et qui fait pendant au musée de la marine ! Si je n’y travaillais pas, je n’y serais jamais entré, comme la plupart de mes contemporains je pense. Ma tenue de travail : tout simplement un smoking corail qui ne me fait pas passer inaperçu.
Comment suis-je arrivé là ? Dans ce luxe et cette opulence ? De mes origines
campagnardes ;
Eh bien c’est grâce à ma naissance et mon enfance à la campagne que je suis devenu serveur au plein cœur de notre belle ville de Paris ! Je m’appelle Vincent, je suis né dans un petit village de l’Aube, fils et petit-fils de paysans, voici comment tout a commencé :
Je me souviens encore de cette promenade avec ma grand-mère, au printemps
de mes dix ans, un âge où on est déjà grand, du moins le pense-t-on, et où on commence à réfléchir « au métier que l’on fera plus tard ».
Il faisait beau, pas trop chaud, un vent léger nous caressait le visage, il était déjà 19 heures, nous rentrions à la maison. L’herbe était d’un vert vif et attirant, j’avais envie de me rouler dedans, ça sentait bon, un mélange de chèvrefeuille, de seringat, de roses, « ça doit ressembler à cela le paradis ! »
Tout à coup en prenant le chemin de la ferme bordé d’arbres, une nouvelle odeur s’imposa à moi, c’était un parfum enivrant, presque entêtant, intense et doux, subtil et sucré .
– C’est du tilleul ! me dit grand-mère, regarde toutes ces fleurs, tout à l’heure quand nous avons débuté notre promenade, tu n’as rien senti, c’est vers le soir que les parfums se perçoivent le mieux, par contre c’est dans l’après-midi que les abeilles sont à l’ouvrage dans ces beaux arbres, on les y entend même bourdonner ;
– Du tilleul? lui répondis-je, comme dans les sachets que l’on met dans l’eau et que l’on boit quand on est malade ?
– Oui c’est ça, mais là tu vois il est encore sur l’arbre, il faudra le cueillir quand les fleurs seront bien ouvertes, avec la petite feuille attachée à la fleur, qu’on appelle la bractée, il faut faire sécher tranquillement, et voilà tu as ta tisane de tilleul qui est bonne pour tout : le stress, le mal de ventre, les problèmes d’urine et tout et tout…
– Grand-mère! c’est ça que je veux faire comme métier.
Et voilà comment je suis devenu, je ne vous ai pas encore tout dit, comment je suis devenu Vincent le Serveur de Tisane des grands hôtels.
Cette idée de m’a pas quittée tout au long de mes années collège et lycée. L’idée était là, c’était un début, mais bien sûr il me fallait apprendre ; Une école de serveur de tisane, ça n’existe pas, je ne savais pas trop par où commencer. Je suis parti après le bac que j’avais réussi ric-rac, en études de naturopathie, j’y ai beaucoup appris sur le pouvoir et le don des végétaux, sur leurs utilisations, leurs modes de production, la fabrication des tisanes et autres préparations ;
Rapidement je me suis rendu compte de mon erreur, je ne voulais pas soigner par les plantes, je ne voulais pas être phytothérapeute, je voulais seulement donner du plaisir olfactif, raffiné, goûteux, au milieu des froids après-midi d’hiver, après les bons repas, je voulais déshydrater de fins breuvages les vacanciers de l’été, je voulais Servir et Parler de mes tisanes !
Petit à petit, tout seul, aidé par de nombreuses lectures, j’ai appris infusions, décoctions, tisanes, j’ai appris à utiliser les feuilles ou fleurs fraîches, séchées, entières ou cisaillées, à faire des mélanges harmonieux, froids, chauds. Ma chambre d’étudiant ressemblait à un vrai laboratoire expérimental.
Pour la science des Tisanes, j’ai donc appris seul et je m’améliore je crois tous les jours; toutes les tisanes ne se servent pas de la même manière; il faut les sentir, humer comme on le fait pour un bon vin, regarder les couleurs, s’arrêter sur les sentiments qu’elles nous procurent et enfin les déguster à petites gorgées.
Il me fallait donc apprendre la science du Service et me rapprocher de la restauration ;
J’avais déjà fait des petits extras pour aider à des mariages des réceptions, apprentissage un peu superficiel à première vue, mais accessible sans études particulières, et somme toute enrichissant.
Reprendre des études en école de restauration, oui ça aurait été bien ! Deux ans, trois ans, je n’en ai pas eu le courage, je me sentais appelé ailleurs, autrement.
Je suis donc entré dans un petit bistrot-resto de Dijon : « Cassis et Moutarde », où j’ai fait mes premiers vrais pas de serveur, le plateau sur la main, en équilibre, ne pas renverser, avec les verres vides, puis les verres pleins, verser avec élégance le vin, la bière, sans qu’elle déborde, les jus de fruits, savoir sourire, blaguer avec les clients, faire des compliments adaptés et délicats parfois délicieux aux dames…
J’ai aimé ce travail qui me comblait presque, mais ce n’était pas mon rêve ! J’ai continué à m’entrainer dans ma chambre-labo, j’ai lu, j’ai relu, et re entrainé, une théière pleine d’eau chaude (il ne faut pas tricher) avec des tasses sur le plateau ! Je présentais mes tisanes à mes clients fantômes, leur parlais des fleurs, des plantes que j’avais ramassées, de leurs parfums, tel un vendeur de chez Guerlain, je versais doucement pour que la tasse se réchauffe, puis plus rapidement pour que la vapeur s’échappe et s’élève et que les
parfums exhalent ! C’était ça mon rêve! Soupir…
Le patron Freddy était très content de moi, car tout le monde m’aimait bien, et que je faisais bien mon travail . Il voulait me garder. Par honnêteté je lui parlais de cet étrange rêve : devenir Serveur de Tisane,
Il m’a pris très au sérieux et avec son accord et même son impulsion, j’ai commencé ainsi à servir mon eau chaude parfumée dans cet endroit, avec la clientèle de quartier !
Fred disait à qui voulait l’entendre : « écoutez-le, le p’tit parler de ses tisanes, il en parle comme d’une femme, d’un parfum rare ou d’un grand cru, c’est magnifique de l’entendre» et il allait plus loin en chantonnant : « sauge, et romarin, un peu de tilleul et de thym, verveine, menthe et camomille lalalair »
Il y avait une ambiance merveilleuse chez « Moutarde et Cassis »
Un dimanche matin, vers 8h, arrivent trois hommes et une femme, plutôt chics : chinos aux couleurs pastels pour les messieurs, pull sur les épaules ; robe de soie à fleurs pour la dame,
Je les installe à une table et leur demande leur souhaits. Le plus âgé me demande « Que nous conseillez-vous à cette heure-ci ? Et moi de répondre : « Avez-vous senti l’odeur qui embaume la place devant le bar ? »
– Non ! et chacun d’aller de son hochement de tête ;
– Si vous voulez, ajoutais-je on sort tous dehors et vous essayez de vous
concentrer sur les odeurs de cet air matinal »
Je les accompagnai donc dehors, et là des « humm », « ah ! oui! » « ça sent tellement bon , on n’avait pas remarqué en arrivant ! » « mais qu’est-ce que c’est que ce parfum délicieux et grisant ».
Nous rentrons dans le café, et je me lançai dans le même discours que celui de
ma grand-mère quelques années auparavant.
« Du tilleul qui sent cela, c’est incroyable, moi aussi j’ai un « bar-restaurant »
ajoute le plus âgé, les tisanes que je propose, pourtant de bonnes factures n’ont pas ces parfums !
– Vous voulez que je vous serve de ce nectar ? A 8h ce matin ?
– Volontiers répondit le chœur de clients.
Je les servis donc avec tout mon être, avec amour, explications, réponses aux questions, gestes amples et précis, je leur présentai la fleur de tilleul et sa petite feuille, leur fis regarder, toucher, sentir les arômes…
Ils étaient conquis, j’étais heureux.
Quelques semaines plus tard, je reçus une jolie enveloppe avec une en-tête qui m’était totalement inconnue: Le Crillon, Paris.
J’avais reçu le directeur de ce palace parisien avec ses amis, il avait été conquis par ma prestation, il me proposait une place de Serveur de Tisane dans son bar ! Et ce n’était pas un rêve !
Et voilà comment je suis ici maintenant, j’ai quitté Fred, le cœur un peu serré, mais quand il passe à Paris, il vient boire une tasse de mes boissons chaudes qu’il apprécie beaucoup…
Au fond d’un lac brulant
quelques pétales suffisent
une forêt explose lentement
ô ce rituel des saveurs dans ma tasse
poème publié dans un microlivre thématique « fleurs et tisanes » juin 2022
Diane Landry