L’ambition ne tue pas les hommes, mais les hommes tue l’ambition. Le Capitaine Arundel voyait l’aurore boréale garnir l’horizon de guirlandes intangibles, et ce panorama laissait tant le navire que l’équipage se perdre dans l’admiration des phénomènes propices à l’égarement. L’émerveillement de ces figures dansantes qui surplombaient les airs, sirènes de l’atmosphère, laissent en nos poitrails fébriles de vagues ensorcellement, un envoûtement qui nous coupent de nos sens, exploitent nos paresses pour voguer en d’autres chaloupes procrastinatrices, et plutôt que de voir les aspirations sous un jour concret les fantasmagories alignent dans notre mémoire – une mémoire chimérique et inventée puisqu’elle n’était qu’une projection – des images animées, nous satisfont, et dans laquelle il vaudrait mieux se complaire. Si toutefois, on souhaitait rester immobile.
Arundel grognait de voir ses matelots quitter leur poste pour observer les lumières dans le ciel, tout en se reprochant de trop leur ressembler. Elle fulminait en rejoignant sa cabine d’un pas lâche où Liang son fidèle ami déchiffrait les inscriptions énigmatiques de la carte.
« Ta tâche progresse-t-elle ? vipéra-t-elle.
À la lueur d’une chandelle et de son rire éclatant, Liang suivant du doigt les glyphes qui striaient le parchemin que les années passées dans un coffre de l’île de la Chispa avaient coagulé de souillures rougeâtre. Son index suivait la courbure d’un texte vertical tout en dictant à son autre main de verser des pièces d’argent dans une balance. La respiration d’Arundel se faisait plus saccadée à la mesure de son agacement, quand Liang lui offrit une réponse.
– Ce n’était pas la traduction la plus aisée qui m’ait été donné de transcrire, rétorqua-t-il, mystérieusement C’est un texte provenant d’une escouade de conquistador gaditans, où les transactions pécuniaires étaient autant un passe-temps qu’un jeu de bille ; la discrétion de leurs affaires employait une balance pour interprète. Il suffit de déterminer à quel poids correspond chaque signe pour déterminer la clé de transcription, et utiliser l’aiguille de la balance pour définir la syllabe – car ici, il ne s’agit pas de trouver des lettres, mais des syllabes.
– En définitive, tu as trouvé la clé de compréhension, mais tu n’as rien déchiffré !
La porte du bureau s’ouvrit en trombe sur le contremaître. Sa mine effrayée présumait l’urgence de la catastrophe « l’équipage saute par-dessus bord, Capitaine. Les matelots veulent rejoindre les aurores dans le reflet de la mer ! – Qu’on les repêche alors ! objecta le capitaine. Mais la réponse qui suivit n’avait que le silence pour effroi :
« Des suti ? s’enquit-elle.
– Un suti. Mais tous ceux qui ont sauté ont été dévorés ».
Le Capitaine quitta en trombe la capitainerie, dégainant son pistolet et avertit son comparse « Liang, tu as une minute pour déchiffrer ce texte avant qu’on fasse demi-tour.
– Qu’est-ce que des suti ? demanda Liang, pétrifié.
– Mieux vaut que tu ne le sache pas ! »
Arundel passa son regard par devers le bastingage ; le dos rachitique et couvert d’épines du suti émergeait de la surface, se déhanchant d’une nage dansante. Le cliquetis d’un barillet, le canon en mire de ses yeux, le Capitaine le concentrait « Pas de conneries capitaine » fit le contremaître à ses côtés. Puis la détonation sournoise et soudaine épancha son flair dans l’atmosphère, et laissa la place aux acclamations de l’équipage.
« Liang j’écoute les inepties de tes élucubrations que… »
L’attaque du suti fracassa de son cri la fin de sa phrase : la bestiole était semblable à une gargouille avec une queue de requin, et emportant dans son envol le contremaître en haut de la hune, il le dévora dans une pluie sanguinolente « À VOS POSTES TAS D’CANAILLES ! » Rugit Arundel. Les matelots s’équipèrent de lances, et s’élançaient en équipe, mais la véloce lança des crocs vils et mortifères sur la gorge des assaillants.
– Liang, il serait sage de se grouiller ! Ricana le Capitaine.
– J’ai presque fini : « Là où l’émeraude embrasse le crépuscule… »
Le suti s’échappa des lances pour fuir dans l’eau, et en surgit à nouveau en catapultant des roches du limon sur le crâne d’un mousse « …passe le serment de la tribu des juges… ». Arundel tout en écoutant la fable examina le monstre de pierre : – ce n’est pas une gargouille, c’est une carapace d’arêtes, du collagène… « …affronte dans la caverne le pêcheur d’image… ». Arundel s’employa d’une bouteille et d’une lance, et s’arma d’un bout, voltigeant sur un hauban, alors que le buste du timonier se désolidarisa de ses jambes succombant à la puissance de la gargouille « …et de l’arche au septentrion… ». Arundel s’élança dans le vide, empoignant la lance et atterrit sur les épaules du suti, la lance éclatant la boîte crânienne dans laquelle elle y versa le contenu de la bouteille, le squelette de la bête dissoute par le jus de citron « …tu découvriras le Limoutzi ! ».
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La jungle s’était densifiée depuis le passage de l’arche de pierre, et le sentier était à peine perceptible tant la mangrove était étouffante, oppressante, comme si l’île ne désirait pas se gratifier de son hospitalité et désirait de ses paumes végétales leur couper le souffle. L’aurore boréale avait laissé place à une nuit dont l’opacité s’était accouplée avec les hautes herbes pour enfanter de ténèbres obstruée et impalpable. « Pourquoi les appelle-t-on les juges » questionna Liang en rompant la torpeur de la nuit – Ils traitent tout le monde du même sort, lâcha Harald Simarg, un vieux baroudeur de l’équipage qui sillonna autrefois les sept mers et les contrées inexplorées qui se camouflent à la surface des abysses. Et par-dessus tout, ils chassent avec des marteaux qu’ils lancent comme des boomerangs pour briser des genoux de leur proie en s’enfuyant, et s’abreuvent de leur sang, se repaissent de leur chair crue encore débattante, les nerfs gigotant comme des vers entre leur dents, acheva le vieux loup de mer. Liang déglutit, se jugea trop innocent pour affronter le tribunal de la jungle. Alors il se divertit, croyant sans y croire vraiment que le danger s’éloignerai à ne plus y penser : – Et pourquoi le Capitaine cherche tant le Limoutzi ?
-Le Limoutzi ? », chanta Simarg. Bon sang, tu n’as jamais entendu parler du Limoutzi ? Liang fit non de la tête. Ce n’est pas juste un grand oiseau bleu. La majesté veille dans son regard, et il porte l’émerveillement dans chaque liseré de ses plumes. Il fait à peu près ta taille, mais tu n’as pas la moitié de sa hargne ; son bec acéré découperait tes viscères comme du papier. Et son envergure est si étendue qu’il porte la nuit. Les légendes racontent que le Limoutzi est le destrier d’un dieu qui a prit forme humaine et qui a parcouru le monde, et qu’il reviendra un jour le chevaucher. Un dieu de l’air, de la terre et de la mer. Des légendes tout ça. Boarf. N’empêche que la tribu des juges le vénèrent comme un dieu, et ils… »
-Silence ! », coupa d’un retentissant chuchotement Arundel.
Un craquement avait jeté son dévolu sur l’équipage qui s’était arrêté. Puis une percussion, suivit de la mélodie cadavérique du cartilage qui éclate, et la complainte décharnée d’un matelot alerta la troupe « Courrez ! » s’égosilla le contremaître. Des marteaux de bois fusaient dans l’air, manquant rarement leurs cibles. Mais lorsque la cible était atteinte, Liang voyait sur son chemin des camarades s’effondrer dans les fougères, et disparaître dans de rapides mastications. Il ne cessait de courir sans souffrir du poids de la sentence dans sa chair, mais il ne pouvait se détourner de sa responsabilité du fait de la traduction de la carte qui mène au Limoutzi. Ses pensées le meurtrissaient, l’assaillaient tant et l’occultèrent de la jungle jusqu’à ce que sa conscience le rappelle : il était seul. À ce moment, un filet jaillit du sol et l’emmaillota dans le feuillage des palétuviers ; il s’endormit.
Il se réveilla, chatouillé par une plume bleue. Ses paupières s’ouvrirent sur le visage tranquille d’Arundel « Comment ? Mais comment, s’exclama-t-il perturbé, comment as-tu échappé aux Juges ? – Les Juges sont aveugles, mais ils sentent la fuite. Pour leur échapper, il suffisait de ne plus bouger ». Liang s’estima lésé de n’avoir eu cette information plus tôt, à l’instar des matelots dévorés.
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* *
Ils étaient une dizaine à pénétrer, au sortir de la jungle, dans une grotte sombre et caverneuse. Harald Simarg ouvrit la marche, Liang le rejoint rapidement et l’interrogea « Pourquoi Arundel veut absolument trouver le Limoutzi ? ». Simarg se racla la gorge :
– Quand tu le verras, tu comprendras la terrible ambition du Cap’. Ouai, c’est pas pour la bleuzaille. Personne n’a jamais entendu son chant, et pourtant s’il le capture, on n’entendra pas que son chant, car son chant sera associé au nom d’Arundel. Écoute-moi bien, je suis prêt à le parier : quand on entendra chanter le Limoutzi, on parlera du chant d’Arundel. Et on pourra se vanter d’être les premier à l’avoir entendu. Mais le Cap’, elle, c’est plus que de la gloire. Dans sa capture, elle réveille tous les rêves des marins qui enviaient sa fortune, et enterre tous les espoirs des matelots qui ne sont pas arrivés les premiers. »
Le fond de la grotte s’illuminait soudain d’un cœur timide et battant au fond de la trachée, d’abord une tâche blonde qui sommeillait du tréfonds de la caverne, puis peu à peu se dessinait dans des contours chamarrés, les traits colorés, rouge et émeraude, qui se dessinaient sur la silhouette d’un dragon phosphorescent « c’est le Limoutzi ? Lança un cri apeuré. – Non, rétorqua calmement le Capitaine, c’est le pêcheur d’images qui nous bombarde de ses mirages. Tâchez de ne pas mourir. »
Le dragon se mira à cracher une déflagration incessante, tandis que du bout de la caverne des grenades vitupéraient leur colère incendiaires, emportant les malheureux qui les rencontraient dans une pluie d’étincelles. Arundel se frayait un chemin en courant dans la galerie, sautant de part en part les aspérités de la grotte. Une grenade rougeoyante la frôla, et en l’évitant, elle vit Simarg derrière elle la rencontrer, et dans une détonation sourde et un nuage plein d’éclair disparaître celui qui racontait sa légende. Liang, lorsque le nuage se dissipa, vit pour la première fois l’effroi sur le visage du Capitaine, et la bête de feu dévorer dans un charnier brûlant les mousses et les matelots « C’est un cauchemar » constata-t-il. Son observation avait soudain le reflet d’une révélation, lorsque d’immense toiles d’araignées tapissèrent soudain les parois de la grotte. Il écarquilla les yeux : « Capitaine ! Tout cela n’est qu’une illusion. – Comment peux-tu l’affirmer, s’inquiéta-t-elle.
– Quand je fais des cauchemars, il y a des araignées. C’est peut-être à nous de faire vivre à ce pêcheur d’images son cauchemar ».
Liang reposa sous ses paupières son imagination, un microcosme dont il était le maître et le serviteur. Il distinguait dans sa psyché d’immenses mygales bleues. Et lorsque ses yeux découvrirent à nouveau l’obscurité de la grotte, celle-ci s’étaient parées d’arachnides fluorescentes qui sabordèrent le dragon. Il tendit alors le bras, comme prêt à décocher une flèche invisible, et dans ses bras apparurent un arc. Il relâcha la pression de ses doigts qui maintenaient la corde, ressentant la coupure qu’exerçait dans sa peau le fil du trait « Du feu, du feu », rechigna-t-il à rêver. La flèche s’embrasa ; en atteignant sa cible, le projectile mit fin aux allégories cauchemardesques.
La grotte disparut comme au passage d’un train, sortant du tunnel. Arundel et Liang se retrouvèrent, seuls survivants d’une expédition au péril hasardeux sur l’autel de l’ambition. Autour d’eux s’étoffait une clairières épurées, bordées de lianes fleuris qui traînaient sur leurs pétales la confrontation du violet et de l’orange. Et en face d’eux les observait fixement d’un œil aux couleurs de l’univers le Limoutzi, qui détaillait l’atmosphère de cri harmonieux et lumineux, n’ayant que la lisière pour percussion. Liang intervient :
« Combien dans l’équipage ont péri pour subvenir à ton caprice ? accusa-t-il.
-Je n’aurai jamais entendu le chant d’Arundel, répondit le capitaine, si je me confrontais aux obstacles qui m’ont empêché que le contempler. Si nous n’avions pas été bercé par les aurores boréales, nous n’aurions pas affronté le suti. Si les matelots n’avaient pas fui devant la tribu des Juges, ils n’auraient pas souffert du marteau. Et si notre naïveté n’avait pas été abattu par les illusions que l’on nous fait voir, alors nous serions sortis de la caverne sans encombre.
– Tâchons de nous enrichir de cette expérience, lorsque notre ambition nous portera sur une montagne plus élevée ».
Le chant du Limoutzi s’acheva. Il déploya ses larges ailes pour faire tomber la nuit sur la clairière, et piqua en leur direction.