La locomotive se fait belle

-Je m’en souviens encore, quand il regarda sa montre de service de la Wehrmacht, l’aiguille ballante au sept fidèle timbrait le pas de la première marche de fer qui dégorgeait dans le wagon 28 pour Berlin. L’impuissance même d’une minute, ou nuls remords ne sied, ce silence dans lequel Franz regardait les yeux bleus de Jeanne avec dévotion, tristesse et envie….

-Mécréant, vas-tu donc te taire oui ? Assomma Marcel de l’autre côté de la table en chêne usé par les litrons de vin déchus et les plumes des princes de la cuite qui ont dû perdre leur ailles. Ta nièce ne vaut pas mieux que lui..

-Mordicus, écoute Marcel, ce n’est guère poli de juger autrui avec autant de vinasse dans le tiroir. Ma nièce comme tu dis, eh bien elle l’aime son allemand, que ça te plaise ou non, que la convenance l’admette ou non et que cette maudite guerre soit finie aussi. Elle aura bien bon être promise à Gaston le fils blafard du boulanger, aussi gentil soit-ce penaud que dans son cœur, ce qui la fait vibrer vraiment ce sont les échanges, les mots et les vers de son bel allemand. Die Rote Blumen comme ils disent !

-À moi, ils m’ont tout pris et surtout l’envie de vivre. Je trouve dénaturé tes propos nébuleux quant à cette union sordide. Les gamins en reviennent à peine, les billes avec lesquels ils jouent sont en plomb et il faudra du temps pour faire revenir à Marise les galopins des sourires d’été. Tu ne sais pas que ce que tu dis. La nuit nous a tous enveloppés de ces bras sombres et noirs. Morose cohabitation où les mésanges de mauvais augure feignent la romance.

-Qui est donc le meurtri très cher ? Celui qui refuse à ses émotions le droit d’exister pour demain et qui congestionne son être dans le souvenir des moments d’antan? Oui guerre, il y a eue, oui tristesse il y a eue, mais dans ce bordel gigantesque, dans ce remue-ménage de tonnerre de dieu, il y a des percées que la lune seule peut voir. Il y existe encore de l’amour.

-L’amour, l’autre myrmidon il me parle d’amour… Celui de ceux qu’on a aimé volontairement ou non, et qui se sont dérobés comme un passage dans le décor morne du train, mais sans rail pour dire au revoir. Une confiance pour la lune qui frôle les magies d’hier, mais une peur du soleil morte sous tes ailles… et je devrais partir au loin rejoindre mon frère sur cette belle terre.

-Tes yeux sont rougis par les larmes, et par la bouteille sans étiquette que nous sort le père Étienne depuis quelques heures, cela étant dit, tu ne m’enlèveras pas de la tête que dans la brume et les vapeurs de l’alcool, j’y vois clair comme dans un château espagnol. La dernière marche grince en se remettant droite sur son étrier de ferraille, le charbon crache ses poumons avec ferveur, et au détriment de messieurs le curé, je sais que ma bonne Jeanne, à ses bras, s’y est amoureusement envolée.