Santana dansait sous les stroboscopes. Rose, violet et bleu azur étaient les seules couleurs de ses nuits, les seules qu’elle connaissait maintenant depuis plusieurs mois. La musique langoureuse et la lumière des spotlights rebondissaient sur son corps ferme, vêtue d’un simple maillot de bain orné de soleils, le tissu doré aux franges pailletées fouettait ses cuisses en rythme.
Depuis sa scène, elle se déhanchait sans efforts pour deux spectateurs alanguis d’alcool dans le sofa rouge. C’était cependant au vieux cow-boy à l’épaisse moustache en forme de fer à cheval qu’elle réservait son attention. Elle n’avait pas encore besoin d’en savoir beaucoup sur l’art de caresser une barre métallique ou alors d’être la plus belle latino du Sundance pour briller comme ses collègues. Elle était nouvelle et quasiment nue, cela suffisait pour avoir déjà quelques amateurs au pourboire généreux.
Elle s’avança vers le vieux cow-boy en contrebas, à quatre pattes et féline comme si elle n’était là que pour lui. Elle s’allongea à plat ventre sur la scène de manière suave, collant des confettis dorés à sa peau couleur café au lait. La strip-teaseuse tendit son bras vers lui, il détacha alors complice sa main de son verre de whisky pour donner son chapeau de gardien de troupeau. Santana le prit et le ficha sur ses cheveux noirs qui tombèrent en cascade sur ses épaules quand elle se releva langoureusement. Elle défila jusqu’à la barre, lente et provocante offrant son corps à tout ceux qui voulaient la regarder. Alors qu’elle jouait de son nouvel accessoire, elle perçu soudain dans sa périphérie des éclats de voix qui vinrent briser temporairement l’ambiance cosy du club par dessus la musique. « L’enterrement de vie de garçon » pensa-t-elle intérieurement contrariée. Sans se laisser déconcentrée, elle dansa en ondulant et se rapprocha à nouveau du bout de scène où
le vieux cow-boy dans la pénombre l’observait. La danseuse s’assit cette fois au bord de la scène froide, croisant méthodiquement les jambes elle prit une attitude cow-girl en faisant tomber le chapeau sur ses yeux. Elle s’apprêtait à lancer le chapeau à son détenteur mais celui-ci se redressa et elle se raidit imperceptiblement. Il récupéra son bien d’une main en l’approchant de si près qu’elle sentit son souffle sur son front et retint le sien le temps d’une demi seconde. Il glissa quelques billets sous sa bretelle à la lisière de son sein.
– Pour toi ma belle, lut-elle sur ses lèvres sèches derrière la musique assourdissante, joli
déhanché fit-il en baissant les yeux sur ses talons hauts.
Santa fut surprise mais soulagée, cela faisait seulement quelques nuits qu’elle arrivait à danser avec ces instruments de torture à 15cm du sol :
– Merci Lloyd.
Elle lui lanca un clin d’oeil avant d’enfoncer le chapeau sur le crâne du cow-boy et se remit debout.
Les éclats de voix s’étaient transformé en dispute à quelques mètres sur sa gauche et elle chercha la présence du videur Billy qui était très protecteur avec elle. Il surveillait son côté ce soir là, cependant, il ne regardait non pas dans sa direction, mais semblait très contrarié au téléphone, fixant un point plus loin. Santana pivota autour de sa barre afin d’observer discrètement dans sa direction vers la scène principale où sa camarade Vénus dansait seins nus.
Il semblait y avoir un problème et en quelques secondes de lumières stroboscopiques Santana perçu le chaos d’innombrables verres vides et de corps cherchant à impressionner. Trois jeunes hommes qui ressemblaient à des étudiants s’agitaient, en plein débat houleux avec Kayce le deuxième videur qui devait avoir à peine plus que leur âge. Plus loin, la troisième danseuse sur une scène semblable à la sienne faisait comme si de rien n’était, mais Vénus s’était arrêtée de danser pour lancer des insultes méprisantes aux trois presque adolescents en chemise chic dont l’état reflétait certainement leur degré d’alcoolémie. Après quelques pas, Santana compléta le tableau et distingua des sachets de préservatifs jetés aux pieds de sa camarade que celle-ci éjectait de scène à coup de talons.
– Hé fermez là les puceaux un peu ! cria le deuxième spectateur aux pieds de Santana que
l’agitation incomodait tandis que Lloyd les observait d’un regard noir.
Les videurs semblaient sous pression sans vouloir exclure les trois gêneurs de manière musclée comme à leur habitude ce qui l’inquiéta sans qu’elle interrompe sa danse, après tout « The show must go on ». La matronne de la boîte finit par apparaître près du bar. Surplombant la scène avec sa choucroute blonde et ses yeux trop maquillés, elle adressa un hochement de tête aux deux videurs qui finirent par pousser les troubles-faites hors du club sous les jurons des clients.
Peu après cet épisode, les spectateurs dérangés rejoignirent le bar pour terminer leur verre et mépriser ces étrangers des grandes villes qui venaient ici en se prenant pour des rois. Les lumières du club se tamisèrent tandis que la musique s’était transformée en vieille country. Les trois strip-teaseuses se retrouvèrent dans les coulisses, la fin de soirée ayant été légèrement écourtée :
– C’était qui ces gars V. ? demanda Santana légèrement essoufflée par les heures passées sur scène.
– Des étudiants. Ils venaient du campus d’Albuquerque expliqua-t-elle en passant une serviette sur son corps nacré et transpirant. Tu m’envoies l’eau après Comète ?
– Enterrement de vie de garçon hein ?
– Oui pour changer. Je comprend toujours pas pourquoi ils veulent absolument tous oublier
leurs pom-pom girls pour nos petits culs des bas-fonds. Y a des clubs de strip-tease à
Albuquerque nan ?
– Toi t’as le cul de la déesse de la beauté répondit laconique la rouquine Comète en passant la bouteille d’eau. C’est pour ça !
– C’est pas la déesse de l’amour ? Renchérit Santana.
– C’est la même chose, pouffa Vénus en crachant un peu d’eau. Ils sont amoureux des jolis culs !
– T’es cultivée dit donc, fut faussement étonnée Comète.
Santana grimaça puis essuya les quelques postillons de son visage.
– Pourquoi ils ont mis autant de temps à sortir ?
– Je crois que l’un d’eux est le beau-fils de… Renfield répondit Vénus après une gorgée d’eau,
ses mèches humides couleurs des blés ondulant sur sa peau. Enfin c’est ce que le boutonneux était en train d’hurler. C’est un actionnaire majoritaire du club, faudrait voir à pas trop le froisser.
– Je vois… marmonna Santana en prennant le relais de la bouteille d’eau.
– Même ici les « fils de » sont intouchables tu sais renchérit la blonde. L’argent dirige le monde,
tout ça c’est juste du buisness… L’important c’est que les gars ont fini par les pousser dehors,
on devrait plus les revoir ces trous du cul.
– Les cow-boys du Abott Ranch se sont aussi retenus de les cogner, ajouta Comète qui avait
dansé pour les collègues de Lloyd.
Les 3 danseuses rejoignirent ensuite leur vestiaire, passant rapidement sweat, joggings et
démaquillant. « La sainte trinité » avait dit un jour Vénus à Santa, « Tu redeviens une bonne soeur grâce à ça ».
Comète restée en tenue légère avec une jupe et une veste ouverte rejoignit le bar que les clients avaient déserté devant Vénus et Santana. Elle retrouva videurs, barmaid ainsi que Dolly la responsable qui avait l’air contrariée en tirant sur son long fume-cigarette accoudée au bar. « Un dragon qui fume un mikado » pensa comme à son habitude Santana, en voyant leur matronne bienfaitrice.
– Alors, on a joué les gros durs ? Lança Comète à Kayce assis devant une bière.
– Ouai on touche pas à mes « pepettes » ! Dit-il en riant ensserant la jeune femme par la taille
près de lui.
– T’avises pas de te foutre de moi petit con, gromela Dolly en soufflant un nuage de fumée.
Vénus et Santana les rejoignirent mais la latino décida de s’isoler à l’extérieur pour fumer elle aussi une cigarette et prendre l’air. Billy, grand balèze à chignon remarqua son trouble et lui donna une accolade :
– Une jolie fille comme toi devrait pas fumer ma Santa-Laia !
« Laia » pensa-t-elle en sortant du club, un sourire imperceptible sur les lèvres. Elle posa son sac de sport près d’elle et alluma une cigarette accroupie sous les néons bleus du Sundance. Elle aimait ses collègues mais réalisait en soufflant sa fumée qu’elle était davantage soulagée de sortir pour retrouver sa véritable identité. La jeune femme observa les rues vides sous le ciel nocturne de Santa Fe, Nouveau Mexique. Une ville de fête colorée de ses lampions multicolores traversant des bâtiments ocres bardés de blanc. Elle avait pris le nom de la ville de la « Sainte Foi » pour un signe, en tirant même son surnom pour sa vie nocturne il y a plus de deux mois maintenant alors qu’elle était à la rue. Malmenée par son père elle avait fui le Texas, son acceptation à la fac et le ranch aisé où elle avait grandit pour prendre un nouveau départ : après plusieurs échecs, elle avait trouvé par dépit le travail parfait pour une jeune fugueuse. Elle avait laissé en berne ses rêves universitaires pour sauver sa vie, mais au fond elle en attendait plus que de survivre sous les confettis et les
éclaboussures de bière d’une station touristique.
Elle observa sa cigarette consumée réalisant que c’est au Sundance qu’elle avait commencé à fumer et qu’elle avait perdu son nom. La danseuse tapota son mégot pour en faire tomber quelques cendres qui s’envolèrent dans la brise tiède de la nuit. L’incident dans le club l’avait rendu mal à l’aise.
Même si elle était exposé ici plus qu’ailleurs, la barrière des videurs était censée être
infranchissable. Cependant, la couleur grise des sachets de préservatifs jettés sur sa camarade tournait en boucle dans sa tête.
Les paupières closes, un vieux souvenir lui revint : une brise de printemps rentrant dans sa chambre, elle entendit des éclats de voix et vit des mains se débattre, perçu les contours flous d’un vieux tiroir renversé sur la moquette qui déversa des capotes au pied de son ancien lit d’adolescente. Elle se disputait et les mains fortes de son père qu’elle avait autrefois tant admirée marquaient ses poigets.
– Hé guapa, peut-être que toi tu vas en vouloir !
Un sachet gris qu’elle reconnut immédiatement tomba à ses pieds alors qu’elle rouvrait les yeux, comme si ses idées sombres devenaient réalité. Son champ de vision était troublé au sortir de ses sombres pensées, elle n’avait pas vu deux des étudiants du club revenir titubants et déjà trop proches d’elle. Où était le troisième ? Flairant le danger elle pivota immédiatement la tête vers la porte d’entrée du Sundance à quelques mètres sachant que de la musique résonnait encore dans le club aux verres fumés et insonorisés. Son cerveau se reconnecta immédiatement à la réalité.
– Bah alors t’as rangé ta petite tenue dans ton petit sac Santana ? Dit l’un d’eux aux boucles
noires et à la chemise blanche déboutonnée s’accoudant au mur près d’elle de manière
oppressante.
– Tu veux pas la remettre pour mon pote hein dit le second un grand à lunettes en se plaçant de l’autre côté. C’est un peu comme ton patron quoi.
Ils l’entouraient. Laía se releva dos au mur, tentant de garder un visage impassible. Elle avait saisi son sac de sport afin de l’interposer entre elle et eux si bien que sa cigarette tomba de sa main puis roula, fumante sur le trottoir.
– Vous devez vraiment être déchirés pour revenir ici dit-elle froidement en notant leur yeux
vitreux. Barrez-vous si vous voulez pas que ça finisse mal.
Tous ses anciens signaux d’alarme se mettaient en branle tandis que la face luisante des deux hommes semblait se rapprocher d’elle.
– Allez quoi on veut juste voir tes petits soleils.
Son corps entier était maintenant crispé autour de son sac de sport, elle se demanda le cerveau en ébullition comment en faire une arme efficace.
– Me touches pas trou du cul cracha-t-elle.
– Tu es trop mignonne, tu nous menaces ? Toi ? La gringa, pouffa le beau-fils Renfield aux
boucles noires. En fait Tim… Là bas il est vraiment mal on cherche de l’aide dans le club de
mon papounet…
– Puisque tu es là… siffla le grand à lunette.
– Oh ta cigarette…
Alors que le bouclé se baissait pour la ramasser laborieusement, Laía lui lança son sac de sport dessus espérant le faire basculer pour s’échapper, malheureusement elle manqua de force et il tituba tandis que son acolyte bloquait son bras.
– Oh mais t’es une sauvageonne la petite mexicaine !
– Lâche-moi connard !
– On attaque pas des citoyens américains comme ça…
Il avait de la force et semblait moins saoul que son ami. Alors qu’il tentait de toucher son entre-jambe avec son autre main en riant, elle lui décocha un coup de genou dans les parties. Elle pensait avoir râté son coup mais ce fut suffisant pour l’immobiliser dans une soupe de jurons racistes. La jeune femme en profita pour se dégager mais il la rattrapa in extremis une colère noire prenant possession de ses traits. Il ne riait plus. La tirant par un pan de sa veste il la plaqua violemment à nouveau contre la façade du club. Elle se retint de crier mais gémit de douleur quand l’arrière de son crâne rencontra la brique du mur derrière elle.
– Je t’ai fait mal guapacita se moqua-t-il. Arrêtes de bouger on t’a dit qu’on avait besoin d’aide.
– La lâches pas… grogna son accolyte qui se relevait tant bien que mal en s’aidant d’une
voiture garée.
Laía grognait de frustration, des larmes pointant au bord de ses yeux elle étouffait alors que son agresseur avait plaqué son long bras dur sur son buste et bloquait dans le même temps ses bras qui se débattaient en vain. Elle sentait son genou lourd entre ses cuisses l’immobilisant d’avantage et cela la dégoûtait. Elle aurait voulu l’insulter mais ses dents étaient fermées de terreur et de colère, la tension s’accumulant dans son crâne qui sonnait encore.
« T’es à moi » lu-t-elle sur ses lèvres dégoutantes alors qu’il approchait son visage du sien. L’avait-elle imaginé ? Une vision du passé remplaça ses traits enfantins par ceux burinés et rouges de son père « Tu vas rompre avec ce garçon. Tu es à moi. »
Une sueur froide traversa son corps jusqu’à son crâne qui était lourd et embué. Sa mâchoire se durcit et l’adrénaline s’emparant d’elle, elle envoya brusquement sa tête en avant. Elle frappa de plein fouet l’homme qui l’enchaînait : il lâcha prise et tituba en se tenant le front, complètement choqué.
– Jay putain ! S’exclama son ami en se rapprochant rapidement.
Alors qu’agresseur et victime reprenaient leurs esprits, tout s’accéléra et deux nouveaux hommes apparurent pour immobiliser les étudiants. « Les cow-boys » reconnut Santana à travers sa vision étourdie de silhouettes à chapeau. Sans un mot ils immobilisèrent brutalement les deux agresseurs, l’un contre la vitre fumée du club qui trembla près d’elle et l’autre en clef de bras sur le trottoir.
– Hé Santana, tu veux bien appelé tes collègues pour savoir ce qu’on fait de ces deux minables ? Demanda Cliff un métis aux cheveux et à la barbe crépus. Si j’ai pas de consignes je finis ce que t’as commencé.
– Je vais pas tenir perso… grinça son collègue plus jeune et maigrelet qui se débattait pour
immobiliser le fils Renfield au sol.
– Allez Jimmy avoue que c’est plus sympa que d’espérer te faire embrasser par ta rouquine
tout seul dans le pick-up !
Laía reprenait ses esprits en touchant son arcade ensanglantée quand la porte du club s’ouvrit sur Billy qui sortait finalement alerté par l’agitation. Il comprit la situation immédiatement et son regard se durcit quand il vit le visage de de la jeune fille.
– C’est lui qui t’as fait ça ?
– C’est moi… souffla la jeune femme en se laissant glisser contre la façade.
– Si tu me lâchais pour laisser Billy gérer hein le cow-boy articula Jay d’un air supérieur, bien
qu’à son tour comprimé contre la façade du Sundance.
– Le problème mon pote c’est que là vous êtes en dehors du club et de ma juridiction répondit le gros videur en croisant les bras semblant se délecter de la souffrance sur son visage. En plus, ça fait deux fois que tu viens chier dans mes bottes.
Il se rapprocha de Jay pour lui balancer un coup de poing dans les côtes qui le fit grogner.
– Fermez là les bouseux fit le fils Renfield à terre en se débattant de plus belle. On est venu
chercher de l’aide notre pote est inconscient dans la ruelle à côté. Aidez-nous si vous voulez
pas avoir de… problèmes.
– Va voir ce qu’il en est du troisième tonna la voix de Dolly qui apparut au dessus du
capharnaüm, il est capable de se noyer dans son vomi. Immobile à l’entrée du club elle
cracha à l’adresse de l’étudiant au sol : c’est toi qui va avoir des problèmes sale petit connard.
La matronne laissa passer Comète et Vénus qui se ruèrent vers Laía assise sur le trottoir tandis qu’elle appelait une ambulance. Billy lui, s’exécuta, souhaitant un destin funeste à Jay il couru vers la ruelle la plus proche. Les deux cow-boys avaient relâché leur emprise mais le métis impressionnait par sa présence furieuse et les deux étudiants ne pouvaient s’empêcher de reculer, le souffle court.
– On a rien fait de mal, vous pouvez retourner dans votre ranch de bouseux articula le fils
Renfield en trébuchant.
– Vous êtes tarés vous avez pas le droit de faire ça, fit Jay en s’essuyant la bouche sentant le
vent tourné en reculant sur la route déserte.
– Ici tu es plus à Daddy Land on t’a dit, mais à Santa Fe, siffla Cliff en écartant les bras pour
désigner la grand rue principale où ils se trouvaient. Donc c’est la loi du Nouveau-Mexique
qui va te juger pour être un sombre connard.
Son jeune collègue Jimmy cracha par terre sans conviction pour appuyer le propos, il retroussa ses manches. Comète siffla pour lui.
– Pètes lui bien la gueule Jimmy !
– Putain hurles moins fort… pria Laía en se tenant le crâne.
– Hé, Santa tu vois combien de doigts ? Fit Vénus accroupie près d’elle en montrant sa
main.
– Ça va je… C’est pour qui l’ambulance ?
– J’espère pour les deux minables là derrière, les cow-boys du Abott vont leur faire payer.
Réponds, tu vois quoi ?
– Atenecer…
– Qu’est ce qu’elle dit ? Elle divague ! Paniqua Comète. Elle saigne quand même, Kayce
ramène un torchon humide !
Laía avait la tête qui tournait et du sang lui tombait dans l’oeil depuis son arcade sourcilière. Elle perçut des bruits étouffés de bagarre plus loin.
– Tu parles espagnol quand tu es sonnée ? Sourit Vénus.
Son visage inquiet la ramena à la réalité, quelques paillettes roses oubliées brillaient sur ses joues et ses yeux avaient une teinte inhabituellement rouge. Derrière la strip-teaseuse, l’aube naissante était rougeoyante elle aussi et la jeune femme compris qu’un filtre de sang brouillait sa vision.
– Veo un atenecer rojo…
– Oui c’est ça ma chérie la rassura Vénus en essuyant sa blessure. J’ai pas fait beaucoup
d’études mais en espagnol je crois qu’on dit amanecer.
Laía sourit et ferma les yeux.
1 mois plus tard…
Le vent du soir s’engouffrait dans le pick-up bleu qui filait sur l’U.S 285 en traversant la frontière du Colorado. Laía inspira une grande bouffée d’air frais, la tête posée sur ses bras croisés au rebord de la fenêtre. Elle entendait à peine le banjo de country qui jouait dans la radio à cause du bruit assourdissant de la vitesse et du vent. Ce n’était pas une position confortable mais elle pensait sentir quelque chose de spécial en quittant le Nouveau Mexique, les phares du pick up éclairant l’asphalte d’une nouvelle vie devant elle.
– Ca change rien ! Cria le conducteur.
Laía tiqua et se recula en fermant sa vitre.
– Quoi ?
– Je sais ce que tu fais. Et je te dis que ça change rien cria-t-il. Ferme cette fenêtre !
Le banjo résonnait maintenant trop fort dans l’habitacle, mais le conducteur ne changea pas le volume.
– Comment tu sais à quoi je pense ? Demanda-t-elle en baissant le son.
– Juste parce que j’ai été à ta place il y a très longtemps. C’est au ranch que ta vie change, dit-il d’une voix trainante.
Mastiquant un cure dent, il restait concentré sur la route qui laissait deviner dans la nuit les paysages de conifères et de lacs épars surplombés par les sombres Rocheuses déchiquetées sous la lune.
– C’est pas parce que tu es Rip le contremaître et que tu sais tout de tes employés ?
– Tu es pas encore un cow-boy ma grande ironisa-t-il. T’es une strip-teaseuse et je pense que c’est toi qui sait lire dans l’esprit des hommes.
La jeune femme se tut avant de déclarer :
– C’est Laía au fait.
– Santana c’est pas ton prénom ?
– Non un surnom du club, je m’appele Laía.
– Un nom de famille Laía ?
– Non répondit-elle après une hésitation.
– Je dois savoir.
Laía regretta que leur brève conversation se transforme en entretien d’embauche. Rip prit une sortie et la voiture bifurqua dans le silence. Cela avait été si dur qu’il accepte de l’embaucher au ranch, elle ne pouvait pas tout gâcher maintenant.
– Lopez finit-elle par lâcher. Laía Lopez.
– Tu fuis quoi ?
– Mon père lâcha-t-elle en serrant les dents. C’est quoi Rip, un interrogatoire ? Je croyais que
t’avais juste besoin de savoir si je savais monter à cheval.
– Monter à cheval ça s’apprend, mais qui tu es et d’où tu viens ça fait partie de toi et tu emmènes ton passé chez moi.
– C’est ce que vous faites tous non ?
Sa machoîre cessa de mastiquer quelques secondes avant de reprendre :
– C’est moi qui juge pour Abott qui rentre et qui sort.
– Je suis pas pire que tes gars qui sortent de prison répliqua Laía boudeuse.
– Tu cognes comme eux à ce qu’il paraît ! On dirait pas pourtant… ajouta-t-il en la reluquant
rapidement.
– Je t’emmerde.
– Hé c’était un compliment !
Il sourit brièvement puis ils passèrent les minutes qui suivirent dans le silence.
– Vous allez me marquer au fer moi aussi ? Demanda-t-elle alors qu’ils venaient de sortir de
l’autoroute.
Il freina brusquement, la voiture pila et la jeune femme se reteint au tableau de bord.
– Putain Rip !
– Tu as couché avec un des gars pour savoir ça ? Demanda-t-il subitement en colère planté en plein milieu de la route noire. Parce que ça c’est rédhibitoire.
– J’ai couché avec personne ! Je te l’ai déjà dit.
Il la scruta jusqu’à ce que son regard reprenne son air faussement nonchalant, comme s’il essayait de percer son âme.
– Tu ferais mieux de démarrer rappela Laía j’aimerais pas me faire bouffer par un pumas.
– J’espère que tu ne mens pas, pour ton propre bien.
– J’ai jamais couché avec un client. Si je viens au ranch c’est pour que plus personne ne me
touche.
Rip resta silencieux en redémarrant puis repris la route au milieu des plaines rases. Quelques
kilomètres plus loin il ne put s’empêcher de demander :
– C’est Vénus qui t’en as parlé. Vénus et Cliff ?
Laía choisit de ne pas répondre observant les brins d’herbe sèches qui défilaient dans la nuit sur le bord de la route.
– Tu es loyale constata-t-il.
– Et toi tu ne m’as pas répondu reprit Laía. La marque de Abott c’est quoi exactement un rite
de passage ?
Rip rétrograda avant de tourner et pénétrer sur une propriété privée :
– On verra plus tard. Regarde plutôt, on arrive. Bienvenue.
La jeune femme de redressa sur son siège pour observer sous la lumière de la pleine lune une vaste prairie d’herbes hautes accolée à des collines grises et nues, petites soeurs des Rocheuses. Des pierres apparentes et de solides rondins de bois portaient la maison principale entourée de bâtiments adjacents bien plus imposants que ce qu’elle avait jamais vu. D’immenses granges en bois blanc renvoyaient les rayons de la lune au milieu de la prairie comme les gardiens de la propriété. Il n’y avait pas âme qui vive excepté des lumières dans la maison principale, sans doute celles du propriétaire. Elle suivit du regard l’arche en fer noir marquée du nom des Abott quand ils passèrent dessous sur le sentier cabossé.
– J’avais peur que ça ressemble trop à chez moi dit-elle impressionnée quand Rip coupa le
moteur au centre de la propriété.
– Ce ranch ne ressemble à aucun autre.
« Super » pensa Laía, « Il va falloir aller à la pêche aux infos ». Le contremaître claqua la portière et récupéra les deux sacs de sport dans la benne du pick-up tandis que la jeune femme le suivait avec son sac à dos.
Elle avait à peine entendu le hurlement d’un coyote au loin quand Rip poussa la porte du dortoir des cow-boys qui transforma l’ambiance mystique de la nuit en joyeuse soirée entre mâles. Les rires s’arrétêrent autour de la table à manger devenue table de poker et 5 paires d’yeux se posèrent sur eux.
Rip marqua un temps d’arrêt pour observer ses employés sous le choc avant d’annoncer :
– Je vous présente Laía. Elle va bosser avec nous à partir de maintenant.
Silence.
Il lui jeta un dernier regard puis fit demi-tour avant de claquer la porte. Les cow-boys continuèrent de la fixer, hébétés de voir une femme dans leur antre de testostérone mais il faut croire que l’ex-strip-teaseuse étaient habituée aux regards des hommes.
– Bon, y a un lit pour moi quelque part ?
– Ouai, au fond à gauche…
– Les chiottes et la douche ?
– Là-bas.
C’est Lloyd qui lui avait répondu en indiquant le couloir. La jeune femme prit ses affaires avant de traverser le studio encombré à l’odeur de cuir et de bière. Arrivée dans une des chambres elle découvrit un autre homme allongé grattant paresseusement sa guitare qui la suivit du regard quand elle installa son sac sur le lit superposé en face.
Alors qu’elle sortait ses affaires elle entendit des pas précipités dans son dos s’arrêter au pas de la porte. Elle ferma les yeux un instant puis se retourna, préparée à ce moment :
– Bon, on va crever l’abcès tout de suite.
Elle se retourna vers le troupeau de curieux puis commença à retirer son pantalon qu’elle jeta par terre. Les cow-boys qu’elle connaissait pour la plupart se mirent subitement à regarder ailleurs que sa petite culotte blanche.
– Vous avez tous eu une fois votre visage sur mon cul ici mais je vous préviens que si je me
réveilles la nuit et trouve l’un d’entre vous qui s’astique je lui coupe le bout.
Le jeune Jimmy rougit en regardant le sol tandis que les autres gênés regardaient ailleurs en se grattant la tête.
– Seigneur aidez-nous à traverser cette épreuve… entendit-elle marmonner.
Laía pris une serviette et un change avant de traverser la pièce, passant devant eux sans
ménagement. Elle ferma à clef la porte de la salle de bain avant de crier :
– Sortez moi une bière et 5 cartes à jouer !
Quand elle rejoignit plus tard la partie de poker propre et changée, la gêne était relativement passée et l’ambiance joviale.
– Hé, tu vas où Walker ? interrompit Cliff en voyant le guitariste inconnu s’habiller pour sortir.
– J’en ai vu des endroits bizarres mais alors celui là… Il mit son chapeau noir sur sa tête, sa
guitare dans l’autre main. Ce ranch est pas normal lança-t-il semblant avertir la jeune femme assise à la table.
Il quitta le dortoir faisant grincer dans le silence la pancarte Colorado Saloon pendue à la porte.
– Fait pas attention, ce mec a un grain trancha Cliff.
– Et toi t’en a plus du tout !! cria Jimmy en plaquant soudainement un brelan sur la table.
– T’es le pire des salopards grinça le métis alors que Jimmy lui faisait des doigts d’honneur
dans un élan de joie.
Laía connaissait tout les cow-boys du ranch à part ce fameux « Walker » qu’elle n’avait jamais vu. Elle remarqua un hématomes violet en forme de sabot sur l’épaule de son voisin, se rappelant que Rip avait besoin de sang neuf pour ce boulot ingrat. « Je dois être la première cow-girl à foutre un pied ici » pensa-t-elle en observant le studio vétuste jonché d’affiches de rodéo ou de femmes nues qui n’avait rien à voir avec son ancienne collocation de strip-teaseuses. Rip avait refusé au début à la mettre dans un dortoir de cow-boys mais son coup de boule défensif avait semble-t-il finit par le convaincre en plus de son expérience. Une fois une partie de poker gagnée Laía poussa elle aussi un cri de victoire sous les bougonnements de ses camarades.
– Non d’un fer à cheval, tu dois savoir tout ce qui se passe dans nos têtes ! S’amusa Lloyd.
Le lendemain, elle se réveilla naturellement alors qu’un franc soleil réchauffait la chambre exigüe. Ils étaient tous partis se coucher la veille après sa victoire qui semblait avoir dégoûté tout le monde.
Se frottant le visage elle se rendit compte qu’elle n’était plus dans son ancienne chambre et se rappela où elle vivait désormais.
– Hé les gars ? Y a quelqu’un ?
Paniquée elle se leva précipitamment, passa la tête dans le couloir tandis qu’elle enfilait un jean. Personne. Le salon si animé la veille au soir était maintenant vide et les paires de boots encrassées de l’entrée avaient disparues.
– Putain… maugréa-t-elle l’esprit encore embué en voyant l’heure sur l’horloge de la cuisine.
11H10. Les garçons avaient déserté le dortoir à l’aube se douta-t-elle sans oser la réveiller. « C’est fini la vie nocturne » pensa-t-elle en se maudissant. Elle ne prit pas le temps de se préparer, enfila ses boots et un chapeau qui traînait sur un porte-manteau avant de sortir affronter le soleil à son zénith.
Se cachant de la lumière, elle fut davantage aveuglée par l’envergure de la propriété que par le soleil. Alors qu’elle repérait les environs verdoyants, elle souleva son pied sentant un objet sous sa boots : un stick de dressage avait été placé juste devant le dortoir. « Au moins on m’a donné du travail… » pensa-t-elle sans être vraiment soulagée. Elle avait dit à Rip qu’elle savait débourré des poulains mais ça ne l’empêcherait pas de se prendre un méchant savon. Elle ramassa le stick et manipula le cuir agréable du pommeau dont elle fit fouetter la longue corde dans l’air se rappelant des sensations douce-amères d’une autre vie. La jeune femme repéra alors un mouvement provenant d’un cheval baie qui la regardait de manière curieuse dans un rond de longe plus loin.
– Au boulot s’encouragea-t-elle en essuyant la sueur qui commençait déjà à perler sur son
front.
Quelques instants plus tard, elle susurrait des mots doux en espagnol au jeune mustang dans le rond de longe comme son oncle lui avait appris.
– Cariňho…
Elle se perdit dans la contemplation de cet animal qu’elle avait toujours trouvé magnifique et qu’elle n’avait plus eu l’occasion d’admirer depuis qu’elle avait quitté le ranch familial. Elle dansait autour de lui, essayant d’anticiper ses mouvements de panique et la direction de ses oreilles mobiles tandis que ses bottes crissaient sur le sable. Elle leva son bras droit et il bondit sur la gauche en ruant.
– La, la, la… Despacito…
Il galopa le long du rond de longe mais elle le suivit tranquillement en se tournant dans sa direction jusqu’à ce qu’il se calme. Une fois ralentit elle baissa le stick en le félicitant.
– C’est bien ça…
Elle tenta de s’approcher de lui mais ses muscles transpirants se tendirent alors elle resta à distance puis s’accroupit.
– Chut… Là mon beau…
La lueur de peur dans ses yeux semblait s’être un peu atténuée, il souffla par ses naseaux dilattés.
Laía se releva le plus calmement possible et recommença à marcher autour du mustang tout en restant à bonne distance. Ce manège dura longtemps jusqu’à ce qu’elle remarque son jeune ami moins concentré sur ses paroles mais interpellé par quelque chose derrière elle, oreilles redressées.
Il hennit doucement. Laía se retourna vers un homme grand, âgé d’une soixantaine d’années, rasé de près et le regard perçant accoudé aux barrières du rond de longe.
– Alors c’est toi la danseuse ?
Laía équarquilla les yeux en passant sa main sur son front en sueur et constellé de grains de sable.
Elle hocha la tête et se présenta à John Abott dont la voix était faite pour être obéie.
– Laía, Monsieur.
– Tu as raté ta première aurore dans mon ranch paraît-il.
Elle se mordit l’intérieur des joues avant de répondre :
– Oui mais…
– Tu ne feras pas long feu ici si tu es incapable de te lever pour travailler.
Sa voix trancha dans la chaleur du midi. La jeune femme remarqua une cicatrice sous sa lèvre quand il s’humecta les lèvres pensif puis baissa les yeux.
– À croire que tu fais peur à mes cow-boys pour qu’ils ne prennent même pas la peine de te
réveiller.
– Je veux travailler Monsieur. C’est la dernière fois que ça arrrive.
Il étouffa un rire en secouant la tête.
– Nom de Dieu…
Il pencha alors légèrement la tête pour regarder derrière elle et quand elle suivit son regard elle vit que le mustang s’était rapproché pour la sentir. Elle posa la main sur le nez de velours fascinée et recula pour qu’il la suive.
– Il se pourrait que tu sois davantage faite pour danser avec les chevaux. Continue.
FIN