Le repos éternel

– Bonjour Monsieur, demanda Marcel timidement en repiquant ses bacchantes. Je me permets de vous demander si vous allez bien ? Je vous vois régulièrement sur cette tombe.
– Bonjour Monsieur, lui répondit le vieil homme à la casquette. Oui c’est ma grande sœur qui est décédée l’année dernière d’un cancer du pancréas.
– Vous avez toute ma ma sympathie, j’espère que vos enfants et petits enfants vous soutiennent dans cette épreuve.
– Malheureusement mon bon monsieur, rétorqua le visiteur âgé à Marcel, je n’ai plus de famille. Je n’ai jamais été marié et ma soeur était la dernière personne de ma famille que je voyais, je suis seul maintenant.
Marcel regarda l’interlocuteur d’un œil triste. Il ne pourrait pas l’aider.
– Et bien, je vous souhaite bien du courage monsieur et j’espère que la paix sera avec vous.
“Et merde!” pensa-t-il en s’éloignant. Marcel avait 65 ans et devait encore travailler jusqu’à 67 ans pour espérer obtenir de quoi vivre décemment à la retraite. Il était le propriétaire de la seule agence de pompes funèbres de sa petite ville de campagne : “Le Repos Éternel”. Il l’avait rachetée il y a 35 ans et il ne pourrait certainement pas la vendre à sa retraite. Alors il comptait les jours. Et les personnes qui venaient au cimetière en face de son magasin.
– Bonjour Madame, fit-il à une dame d’environ 80 ans, penchée sur une tombe afin d’en débarrasser les chrysanthèmes fanées. Bravo pour ce nettoyage, beaucoup de tombes n’ont pas cette chance.
– Il faut bien s’occuper de ses anciens! Il s’agit de la tombe de mes parents, mes enfants s’en occupent en tant normal car je ne suis pas d’ici. Mais quand je viens c’est la première chose que je fais.
– Votre dévouement vous honore madame. Vos aïeux en sont bien heureux, répondit jovialement Marcel.
“Moi en revanche, je n’en suis pas heureux”, bougonna Marcel dans sa barbe.
Aujourd’hui ne serait pas un bon jour. Il n’y en avait plus beaucoup, des bons jours. Les cimetières se remplissaient bien moins qu’au début de sa carrière de conseiller funéraire. L’ère était aux incinérations civiles et expéditives, sans cercueil à porter, ni mises en bière.

Les familles souhaitaient que tout aille vite afin d’avoir rapidement les cendres, disposées dans des urnes à 100 euros, et d’aller les disperser quelque part en pleine nature. Nul plaque funéraire à acheter, encore moins de tombes et de bouquets pour les fleurir. L’activité de Marcel devenait tellement compliquée qu’il risquait de fermer Le Repos Éternel avant sa retraite, faute de clientèle.
Alors Marcel avait sorti la calculatrice et avait estimé combien de clients par an devrait-il avoir afin d’assurer de quoi vivre, éviter de mettre la clé sous la porte et pousser son activité jusqu’à ses 67 ans. Et il avait préparé sa méthodologie.
Toujours des personnes âgées, avec une famille prête à leur offrir une belle cérémonie funéraire. Et dont la place était promise dans le caveau familial, situé dans le cimetière contre Le Repos Éternel.
– Bonjour Monsieur, fit Marcel en voyant un vieux monsieur assis sur une tombe, le souffle court. Je vous vois à bout de souffle, vous avez besoin d’un bras pour vous appuyer sur le reste de votre chemin ?
Le vieux Monsieur regarda Marcel avec un air amusé.
– Pas la peine, je suis arrivé à destination, littéralement! C’est ma tombe familiale, où se trouve ma famille et ses parents. C’est mon terminus.
“Hallelujah” pensa Marcel, dont le ventre semblait lui indiquer qu’il allait falloir bientôt manger.
– Le plus tard possible, je l’espère !
– Oh, vous savez… J’ai 93 ans alors j’ai déjà fait un bout de chemin !
– Vos enfants vous prévoient alors une belle cérémonie j’espère, interrogea Marcel.
– Ils ont intérêt, répondit le vieux monsieur. Même si ce n’est plus d’actualité, je trouve que c’est une belle manière de dire au revoir!
Marcel sortit de la poche intérieur de sa veste une flasque qui contenait un mélange de whisky pur malt écossaire, bien tourbée, et de ricine. Il fit semblant d’en prendre une lampée avant de la tendre au vieux monsieur.
– Et bien à votre bonne santé monsieur, avec ce Glenlivet 21 ans d’âge, que je ne partage qu’avec ceux qui ont fait de la route.
– A votre santé, monsieur. Monsieur..?
– Marcel! Et vous-même ?
– Fernand Deschamps, pour vous servir, répondit-il une main sur le cœur, avant d’avaler une belle gorgée du précieux mélange.

Marcel était soulagé et poussa un soupir de soulagement. Il allait pouvoir accompagner ses pâtes quotidienne d’une bonne entrecôte le mois prochain.