Dernière escale avant la Zone Verte

Kaël laissa son regard se balader jusqu’à l’horizon. De là il pouvait voir l’ensemble de la ville, sa ville comme il aimait à le dire. À cette distance, c’était une espèce juxtaposition de conglomérats, de constructions improbables et de dômes tout aussi différents les uns des autres.
 On va s’arrêter ici un moment pour souffler un peu et reprendre des forces. On en a
besoin avec ce qui nous attend. 
Hémy accepta volontiers cette pause. En quelques minutes, tant les gestes étaient rodés par le nombre incalculable des escapades précédentes, elle avait déplié l’abritek et s’y était installé avec Kaël.
Tous deux savaient que la dernière partie du parcours serait la plus risquée, mais ils n’avaient pas le choix. Pas le temps pour contourner la Zone Verte, leur colis ne supporterait pas d’attendre la tombée la nuit pour arriver à destination.
Pour l’heure, ils profitaient du moment, l’une de ces rares parenthèses où ils pouvaient laisser leurs pensées vagabonder, sans avoir les cinq sens en alerte constante, ni sentir le souffle brûlant de cette journée d’automne.
Même après ces derniers mois à parcourir la région, Hémy s’émerveillait toujours des capacités qu’avait l’abritek, petit bijou technologique, à vous protéger des rayons solaires ou des froids nocturnes, mais aussi à vous rendre casi indécelable que ce soit par la vue, par l’ouïe ou par l’odorat. Les rencontres sur ces chemins étaient trop souvent désagréables, voire dangereuses.
Alors oui, elle adorait son abritek et en prenait soin.
S’il y a bien une chose qui avait fait un bond en avant au milieu de ces décennies de chaos successifs, c’est l’évolution des nano technologies, et cela grâce à la combinaison de l’AP (ou Photosynthèse Artificielle, cent fois plus efficace que l’énergie photovoltaïque, son ancêtre), de la bio-informatique maîtrisée et d’une bonne dose de physique quantique.
L’abritek en était l’un des résultats.
Si de l’extérieur on pouvait à peine le distinguer, de l’intérieur, les deux occupants avaient une vue sur tous les alentours et sur la ville qui s’étendait en contrebas.
Kaël tendit son bras légèrement au-delà de la Zone Verte. Il pointait l’une des structures arrondies qui parsemaient la métropole.
— Tu vois le dôme à droite de la tour Karhey… Quand on sera arrivés à ce niveau, il n’y
aura plus de danger. J’ai dû passer toute une partie de mon adolescence à chercher un
moyen pour entrer dans ce foutu dôme.
– Tu n’avais pas les autorisations nécessaires ? Je pensais que tu avais commencé jeune à bosser pour la Hi-Compagnie.
– C’était juste avant. À ce moment j’en étais encore, comme beaucoup, à écumer toute la zone tampon ainsi que les berges du fleuve pour grappiller tout ce qui pouvait l’être ou pour chasser les rats. Quand j’ai enfin pu disposer d’un bio-pass officiel et découvert la vie des dômes, j’ai vite compris qu’il fallait aller au-delà de ces pseudos abris de vie, même si cela restait tentant de s’y installer pleinement.

Les dômes avaient émergé dans toutes les villes il y a un peu plus de soixante ans. Chacun englobait trois à cinq quartiers, et permettait à ses habitants de se protéger tant bien que mal des assauts climatiques, des vagues d’épidémies et, dans une moindre mesure, des mouvements de révoltes ou encore d’attaques terroristes. On se retrouvait donc avec un melting pot d’immeubles sous cloche, dont certains dataient de plus de quatre cents ans quand d’autres, les plus récents, tout en bénéficiant des dernières technologies, étaient habillées de façades lisses et impersonnelles.
Pour construire ces structures arrondies, miracles d’architecture, par-dessus les quartiers protégés, il avait fallu abattre les tous les immeubles avoisinants, générant des sortes de couloirs chaotiques entre les dômes, où des constructions anarchiques avaient vus le jour, et où la seule règle réellement appliquée était : survivre.
Et même si la population humaine, avec sa tendance étonnante à bousiller tout ce qui l’entoure et dont il dépend, avait chuté aussi vite que celle du monde végétal et animal, les villes restaient surpeuplées et les zone de vie qui subsistaient entre chaque trop peu nombreuses.
– Wibi ! Va jouer ailleurs… Allez, file ! Kaël, pourquoi tu l’as réveillé si tôt ?
– Tu sais bien qu’il lui faut du temps pour se dégourdir les synapses si on veut qu’il soit
efficace pendant la traversée de la Zone Verte.
Wibi, le mécarthropode, se réfugia dans un coin de l’abri et entreprit de tisser quelque chose censé ressembler à une ombrelle. Beaucoup de personnes possédait un mécabête, un peu comme un animal de compagnie dans un autre temps. Ces purs produits de la robotique, quel que soit leur aspect qui le plus souvent imitait un animal existant ou disparu, avaient tout d’abord le rôle de distraire leur propriétaire. Ils étaient généralement équipés de capteurs de toutes sortes, mais certains étaient boostés pour pouvoir réagir de manière plus ou moins autonome, selon le prix qu’on y mettait. De véritables petits serviteurs, chapardeurs ou espions sur puce.
Avec le peu de moyens dont il disposait, Kaël avait donc acquit Wibi, un macabête araignée un peu folledingue qui passait la plupart de son temps éveillé à tisser toute sorte d’objets parfaitement inutiles, comme la casquette qu’il s’apprêtait à faire sur la tête d’Hemy quand cette dernière le chassa gentiment. Ce qui fait que généralement Kaël laissait Wibi en sommeil profond au fond de sa poche.
Le mécarthropode avait presque fini son ombrelle quand il se figeât sur ses huit pattes en émettant un léger couinement. Alertés, les deux compagnons en firent autant et scrutèrent les environs. Si Wibi avait au moins un réel intérêt, c’était sa faculté à avertir de toute présence aux intensions douteuses de type mécabête.
À cent cinquante mètres, deux hommes apparurent entre les rochers sur le chemin, peu emprunté en temps normal, qu’ils avaient eux-mêmes suivi. On pouvait distinguer, agrippé à l’épaule du plus grand, la silhouette caractéristique d’un mécasinge. Ils marchaient d’un bon pas sous le soleil ardent, et même s’ils avaient détecté leur abritek, rien dans leur attitude ne le montrait.
Hémy et Kaêl attendirent quelques minutes après que les deux hommes eurent disparus en contrebas pour pouvoir enfin respirer pleinement. Ils finirent leurs barres nutritives et leur cornet de sauterelles grillées élevées en abondance dans les fermes-dômes, mais préférèrent économiser l’eau filtrée.

Le soleil avait déjà dépassé son point culminant, il était temps de préparer le départ. Pendant qu’Hémy repliait l’abrittek, Kaël vérifia à nouveau leurs sacs, et tout spécialement l’étanchéité du précieux colis réfrigéré. Il contenait des pochettes de différents types de graines récoltées patiemment dans les régions et fermes de l’ouest. Ces graines supportaient difficilement les chocs thermiques, les températures actuelles au-delà de 35°,
sans parler des effluves toxiques qu’ils n’allaient pas tarder à traverser.
Kaël et Hemy étaient des Transporteurs au sein de l’Open Communauté (OC), même si de temps en temps ils allaient aider les Récolteurs ou les Chercheurs. Les marchandises qui leur étaient confiées était généralement destinées au Main-Dôme de l’OC, comme aujourd’hui. Leur cargaison une fois livrée était ensuite répartie entre les Main-Dômes organisés dans un bon nombre de villes, et les stations de nourrissage et d’expérimentation sur la Lune ou sur Mars, où s’était récemment développé l’exploitation minière indispensable aux matériaux actuels et l’étude des premiers sauts quantiques à proximité du système solaire.
Les deux compagnons avaient rejoint l’OC il y a de cela plus de deux ans afin d’aider à sauvegarder ce qui pouvait l’être et d’apporter une petite pierre pour l’évolution nécessaire
des temps à venir.
Le bio-rail qui leur permettait de contourner la Zone Verte avait été à nouveau vandalisé la nuit précédente, et les réparations, faute de matériel, ne seront sans doute pas finies avant une bonne semaine. Malgré le sac protecteur et vu la nature trop fragile de leur cargaison, ils n’avaient pas d’autres choix.
La Zone Verte s’étendait devant eux en bas de la colline. Elle n’avait de verte que le nom, et, vu de loin, avait plutôt l’aspect d’un no man’s land sombre et boueux, d’où remontait une brume grisâtre légèrement violacée. Cela avait été, parait-il, l’un des derniers marais de la région parsemé d’arbustes et de prairies humides. Depuis, le lieu avait servi de décharge, très vite pollué par divers déchets toxiques, batteries, résidus chimiques hautement contaminés… Il avait fallu attendre plus cinquante ans pour autoriser de nouveau à pénétrer dans cette zone, à ses risques et péril. Puis, petit à petit, une faune humaine s’y était installé, les hors-dômes, qui n’avait d’autres ressources que celle de voler ou de prêter leurs services, avec comme condition bien sûr de supporter le masque filtrant pendant un minimum de quinze heures par jour.
Traverser la Zone Verte était une épreuve pour tous les sens, même pour des Transporteurs aussi aguerris que les deux compagnons, tant le danger pouvait surgir à tout moment, que ça soit de la part des humains et des mécabêtes qui les épaulaient dans leurs forfaits, ou encore de la toxicité de l’endroit.
Une fois leur sac sur le dos, Kaël installa confortablement Wibi sur le sien. Le métarthropode entamait déjà le tissage de ce qui devait devenir une chaussette, tout en gratouillant la nuque de son propriétaire. Hémy se plaça à leur côté, elle avait par précaution préparé les masques filtrants.
Ils prirent un dernier moment pour observer les alentours avant d’entreprendre la descente vers la Zone Verte.