Observer et danser

20h17, l’heure de sa première apparition dans cet opéra. Elle y est la plus belle, celle qui
m’ensorcelle. Seulement, me voit-elle ? Dans la pénombre du public, la danseuse m’a donné le déclic. Peut-on avoir des sentiments pour une personne qu’on ne connait nullement ? La vraie question serait plutôt peut-on connaître quelqu’un qu’à travers son art ? Assurément. Je peux mêmecertifier que je suis certainement la personne qui la connait mieux au monde. J’ai vu tout ses spectacles, j’y ai veillé tard.
Clara ignore sans doute jusqu’à mon existence. Mais ce soir, elle saura que j’existe, j’ai de quoi lui toucher le cœur, en profondeur. Tant pis si je risque gros. Tant pis si on me met tout sur le dos. L’amour est un sentiment trop lourd pour le porter seul. Il doit être partagé pour être le plus léger à soulever. Et c’est quand il est poids plume qu’il est le plus doux des éléments. Ce saut ! Cette grâce ! Clara, si tu pouvais te voir dans la glace, c’est toi que tu aimerais.

***

L’instant juste avant l’entrée est toujours le plus dur. Le trac construit un vrai mur. Ce mur, je le
détruis chaque soir de représentation. Mais cela me demande une énergie de compétition ! Ca y est, me voilà sur scène, je tiens le rênes. Je sens son regard. Il fait partie des personnes qui viennent à toutes les représentations, chose rare.
A-t-il conscience que je sais qu’il est là ? De ce qu’il provoque chez moi ?

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Elle m’a regardé ! J’en suis sûr. Mon cœur n’a fait qu’un tour sur lui-même, il ne veut danser qu’avec elle. Suis-je fou ? Qu’est ce qui peux me permettre de me dire qu’elle m’a vu parmi tous ? C’est cet amour flou qui m’y pousse. L’opéra va toucher à sa fin, et Clara, je vais aussi te toucher. Je t’attendrai, à la sortie. Je sais où elle est, par où tu sors. L’avantage d’être ouvreur à l’opéra, c’est qu’on fini par connaître le bâtiment mieux que quiconque. Tous mes salaires passent dans les entrées que je paie pour te regarder, t’observer, t’aimer. Clara, ce soir, c’est le soir.
La lune brille et éclaire plus que les lampadaires de Paris, du moins c’est la sensation que j’en ai. Comme si le satellite naturel m’envoyait tout ce qu’il pouvait pour me donner du courage, pour me pousser à passer à l’acte. La poche de ma veste pèse de plus en plus lourd. Je ne vais bientôt plus pouvoir garder longtemps ce qu’il y a dedans, l’arme du crime.

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J’ai peur. Je sens qu’il m’attend. Comment réagir ? Je crains le pire. L’angoisse monte, mais je ne peux pas me permettre de rester toute une éternité dans l’opéra. Le concierge finirait par me mettre à la porte. Une fenêtre donne sur la ruelle. Et si j’y jetais un œil ? Il est là !

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Elle m’a vu ! C’est foutu. Je suis ridicule. C’est là fin. Je vais tout perdre. Mon travail et celle que j’aime. Moi qui espérais pouvoir au moins lui dire bonsoir…

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Si une danseuse ne sait pas affronter les pas les plus durs, ce n’est pas une vraie danseuse. J’ai le trac, mais je vais sortir et casser ce mur.

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Elle va sortir. Dans le plus for de mon être, je le ressens. Perdu pour perdu, je sors ce que j’ai dans ma poche. Elle va voir ce qu’elle va voir.

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Trois, deux, un, allez j’ouvre la porte ! Personne. Où est-il ? Tiens, une enveloppe par terre, et mon prénom dessus. Que m’a-t-il écrit ? La plus belle des lettres d’amour. J’en ai le cœur qui pleure. Sait-il seulement que, derrière le rideau, je l’observe tous les soirs placer le public ? Peut-on connaître quelqu’un qu’à travers les relations qu’il a aux autres ? J’en ai bien l’impression. Demain, j’irai le voir, comme ça, il saura que c’est pour lui que je danserai.