white and brown flowers on white table

Quelqu’un s’invite chez moi

À la lueur de ta bougie, quelqu’un s’invite chez moi.

Comme beaucoup avant moi, et je l’espère beaucoup après moi, j’ai du mal à cuisiner seul, sans hôtes, sans convives, sans lurons, qu’ils soient joyeux ou non.  Cependant, l’envie me prend parfois de me recevoir. Je décide donc de m’inviter et je dîne ainsi avec moi-même.

La recette est relativement simple. Je prends un brin de courage, pour rechercher une once d’inspiration dans un obscur grimoire poussiéreux, qui doit être poussiéreux sinon cela ne serait qu’un livre de cuisine standardisé où l’on trouve des poires pochées. Et de fait, ne serait ni amusant, ni potache. Ainsi, entre le chaudron de Taram et de Carabosse, je sors les ustensiles et les constituants de type légumes nécessaires à une préparation dantesque. De la cire tombe sur la table en chêne.

Voilà.

Les ingrédients me regardent hasardeux et mélancoliques. Ils se serrent les uns contre les autres et pleurent dans les bras de leur voisin, en émettant quelques graves paroles, car ils savent bien qu’ils ne reverront probablement pas leur famille au petit matin. Une larme coule le long de la courgette, malgré les années, il n’aura jamais appris à son fils à nouer un nœud de cravate et devra de ce fait apprendre seul en face d’un miroir ou d’une vidéo YouTube « Dad How I … ». L’oignon quant à lui se dit qu’il aurait dû laisser son fils avoir un chien plutôt que de le réprimer sans arrêt pour toutes ces messes basses durant l’office et pour ces clincs d’œil insistant à la fille de la coiffetière. Une brave dame dodue et rouge, ronde et juteuse, coiffeuse et postière de son état qui pour mettre du beurre dans les épinards s’est bien dû  voir enfiler deux casquettes en même temps ! Pour finir l’échalote, n’aura jamais l’occasion d’enlever les roulettes du vélo de sa petite et voir le vent emporter un sourire satisfait. Le cœur de beurre fond déjà sous la pression de la situation et le cliquetis de la cuillère en bois au fond de la marmite de fonte rouge présage des fumets plus qu’alléchant. De la cire tombe sur la table en chêne.

Feu doux, quelques carottes pelées vivantes, ça rend aimable, deux touches de céleris, ça je n’ai pas d’explication, mais deux lignes s’entremêlent sur ma recette. Un dernier regard en haut, direction le pilori et les légumes fiers pirates s’en vont au supplice de la planche. L’agonie sent bon et les deux ventricules ici-bas se gorgent d’émoi devant cette scène splendide. Je couvre le tout. D’un geste gêné, du bout de mon mouchoir blanc brodé d’un édelweiss, j’essuie la commissure de mes lèvres, qui d’un réflexe pavlovien ont échappé une pointe de salive. Je rends ensuite le tout à maître corbeau, mon pantalon du mardi, en lui sommant au passage de m’apporte mon tablier. Évidemment, rien n’y fait et je dois y aller par moi-même. Une fois aguerri de la situation, l’animal bondit dans ma Bratpfanne, poêle en allemand. Saisi d’ennui sans doute, car de grands chambellans à hors-d’œuvre, il n’y a qu’un pas aussi majestueux que soit la bestiole en question, la pluie de poivre est inéluctable. De la cire tombe sur la table en chêne.

Après un lancer et deux revers, il est temps. Un coup de raquette  bien placé envoie le palpitant dans la marmite qui siège à quelque lieu de cela dans une enclave circulaire d’environ 15 cm de diamètre en céramique. SPLOSH. La rencontre des deux corps est splendide bien qu’un peu salissante. Heureusement que je loue l’espace, autrement j’aurais pu devenir chafouin. Je jette mon tablier en espérant que quelqu’un l’attrape, c’est peine perdue. Finalement, déçu, je laisse ledit habit disparaître de honte sur ce plancher moche de bois en quinconce qui coûte un bras, une jambe et un auriculaire.

Dresser le couvert, lourde tâche que celle-ci, mais lorsqu’on est seul cela est bien une autre affaire. Je lance une assiette bleue écaillée contre le mur, cette dernière rebondie et se place là où elle doit être placée, c’est-à-dire sur mon tablier qui l’attrape et la dépose délicatement au centre de la table en soufflant dessus pour enlever la terre du rosier légèrement frôlé par l’action. Reprenant mon souffle, j’agrémente le tout de quelque cuichette, d’un verre à absinthe, d’un grand couteau fleuri et d’une salière en argent. L’adresse me plaît. De la cire tombe sur la table en chêne.

Un homme qui dîne seul, à sa table de salle à manger esseulée, à la lueur d’une bougie, et avec son ombre comme seule témoin. Triste clair-obscur que voici. La bougie titube sur la pointe morne du crayon à lettre. Un coup de vent ? Ou le dîner essaie-t-il de communiquer ? Il s’écrit que la recette d’un cœur heureux est bordée de petits champignons bruns et blancs déglacés au vin blanc de table de type Véhicule Dangereux et d’une plâtrée de légumes cuit vapeur ou non jetés pêle-mêle autour du cœur de l’assiette.

Opérons ensemble une analyse métaphysique voulez-vous.

Si les battements font encore un bam bam cam, c’est qu’il n’est pas assez cuit. S’il fait plutôt un cam bam pam, c’est qu’il souffre d’un mal d’amour appelé plus communément, mal de cœur ou rupture de la valve mitrale. Si le ventricule gauche soupire, et bien c’est qu’il n’a pas ce qu’il désire, mais retenons que cœur heureux soupir beaucoup ! Mon plat méritait donc encore quelque année d’expérience. De la cire tombe sur la table en chêne.

Nous vivons sûrement dans l’oubli de nos métamorphoses, mais quoi qu’il en soit , il est 10 heures du soir. Une heure tout à fait honorable pour dîner. Autour de moi tout est prêt. J’impose à mon couvert les âpres de ce soir débordant de couleur, de vie et de panache. Les vapeurs dansent dans mon assiette et j’appose quelques gouttes d’eau qui traversent la fée verte. Je m’assois, mais de la cire tombe sur la table en chêne.

Autour de moi, un monticule blanchâtre fait pâle figure sur le brun sombre. De ce somptueux dîner, le mets le plus appréciable est sans doute ta photo qui me regarde dans son cadre rouge prise un jour de pluie sur ce pont de bois et d’histoire. J’entends encore les cygnes chanter et la flamme qui t’honore me rappelle que mon repas du soir refroidi, il faut saisir la pièce tant qu’elle est comble.

Le plaisir est fait pour être partagé. Tout comme la Cuisine !