Paroi Vitrée

Les paysages défilaient devant ses yeux, inlassablement. Les arbres étaient pluriels, les prairies invariables. Parfois, quelques collines rocheuses venaient briser cette expression colorée de la nature, majoritairement verte, parfois arc-en-ciel. Mais également, des villes fantômes marquaient cette bande passante visuelle de leur solitude déchirante. Elles déchiraient avec fracas les yeux embués d’Ani. La tristesse s’abattait sur son âme, ces poussières urbaines manquaient de vie. Elles n’étaient que des vestiges indélébiles d’une joie et d’une allégresse du passé. Ainsi était la vie avant le train.

Ani ne se souvenait plus de son embarquement. Trop de paysages avaient défilé devant ses yeux, effaçant de leur incessant ressac toute trace inscrite sur le sable de sa mémoire. L’embarquement fut un traumatisme pour chaque passager. Pas un seul ne pensait que ce jour arriverait. Chaque autre possibilité ou scénario résonnait comme une plausible conclusion de cette silencieuse apocalypse. Celui de finir ses jours dans un train était une marque qui souhaitait être oubliée. Par fatalisme, pour éviter toute résignation et pour effacer les rires et les parfums de fleurs de printemps. Les douces chaleurs des soirées hivernales ou la beauté des flocons de neige qui tombaient sur les cimes des arbres. Ainsi était la vie avant le train.

Les collines, au fil des kilomètres qui s’étalaient à la vitesse d’une fusée sur rails, prenaient progressivement de l’altitude. Elles s’assombrissaient et la verdure chantante qui les recouvrait laissait place à de la roche sombre. Elles devenaient si hautes qu’Ani ne parvenait plus à en apercevoir le sommet. Les montagnes semblaient menacer ce serpent de fer qui sillonnait en leur vallée, osant défier leur majesté de sa mécanique implacable. Les passagers de ce train parvenaient difficilement à contenir leurs larmes lorsque ces contrées rocheuses et élevées étaient traversées. Car auparavant, ces montagnes étaient habillées d’un élégant manteau d’un blanc écarlate, aveuglant et source de vie. Il fut le premier à disparaître, laissant place à une roche froide et impitoyable. Le blanc n’était plus et ne reviendrait pas. Ainsi était la vie avant le train.

Comment l’espèce douée de la conscience la plus complexe avait pu terminer sa courte existence enfermée dans un cercueil motorisé? D’où avait émergées ces vicissitudes endogènes entraînant l’Humanité toute entière dans une histoire à conclusion malheureuse? Ani avait beau passer des heures à regarder à travers la paroi vitrée du train, son esprit ne parvenait jamais à remettre les pièces du puzzle dans le bon sang. Rien ne s’emboîtait. La Terre était source de vie. Elle était nourricière. Elle avait enfanté de la plus belle des espèces, de la plus capable. L’être humain était une créature magnifique capable de la belle des qualités : la création. Et elle avait créé. Seulement les extractions de charbons n’étaient jamais compensées par les Mona Lisa de ce monde. Ainsi était la vie avant le train.

Il ne devait jamais s’arrêter. Son énergie nucléaire était une source longue, combattant le temps avec la vigueur d’une roche calcifiée défiant les lois de la temporalité quantifiée. Cette énergie créait une synergie alimentant l’ensemble de cette formidable machine, de la purification de l’air à la création de l’eau. Il avait été parfaitement conçu, un vaisseau dans l’immensité de l’espèce pensé pour flotter de façon quasi-infinie dans le néant. Les rails qui le guidaient s’étendaient sur des millions de kilomètres. Lui-même possédait autant de wagons que le centipède de pattes. Les passagers pouvaient s’adonner à du sport, une séance de cinéma, une soirée au restaurant ou tout simplement rester à leur place, à admirer ce paysage qui était diffusé sur les fenêtres du train. Pour rappeler ce qu’était le monde, et que toutes ces activités pouvaient s’accompagner du chant des merles et de la brume de mer, des échos de la montagne et des chutes des cascades. Ainsi était la vie avant le train.

Ani avait sympathisé avec bon nombre de passagers qui prenaient ce nouveau chapitre de leur histoire avec amusement. Leur âme d’enfant permettait de masquer une vision claustrophobique de la vie. Tous étaient condamnés à ne plus respirer l’air pur. Certains en étaient conscients et ne décollaient plus de leur siège. Leur âme avait mis les voiles pour l’au-delà, ne laissant que des yeux blafards s’accrochant d’un maigre fil à la vue des paysages. D’autres se posaient une simple question. Que se passerait-il quand le train, vidé de son combustible, serait condamné à glisser sur les rails sans propulsion, uniquement entraîné par son élan décroissant? Alors il se rapprochait de sa fin à lui, de son dernier battement de cœur jusqu’à son arrêt complet. Signant la fin de la vie. Ou plutôt de la vie humaine. L’espèce qui se condamna. Et dont personne ne serait plus jamais témoin de son impact positif, au-delà des traces indélébiles de béton et de câbles. Car oui, cette espèce était capable de beau. Ainsi était la vie avant le train.