Une histoire de trop

La soirée se prolongeait joyeusement dans le salon. Estelle revint de la cuisine avec une bouteille de vieux rhum qu’elle proposa généreusement à ses convives. Bien évidemment, Michel s’empressa de tendre son verre et fit rire toute la petite bande en mimant un pirate de renom s’inclinant devant son hôte à grand renfort de gestes.

— Décidément Estelle, tu assures ! Par les monstres marins et toutes les sirènes qui les accompagnent, je déclare, après ce festin remarquable, que ce petit rhum est une vraie merveille !

La compagne de Michel, Marie, ne put qu’approuver les qualités de l’élégant breuvage. C’était une femme élancée, souriante et dont les yeux noisette pétillaient d’intelligence. Elle se pressa contre Michel pour faire de la place sur le canapé à Audrée qui était allée à la salle de bain nettoyer une belle tâche de sauce sur sa chemise blanche. Marie était ravie que son amie ait pu les rejoindre à cette soirée chez Estelle.

Audrée leur avait fait la surprise en arrivant juste avant le dîner. En effet, le colloque prévu de longue date, auquel elle devait assister, avait été annulé au tout dernier moment. Le mari d’Audrée, Rémy, magnifique dans son costume, était quant à lui arrivé tôt dans la soirée. Il semblait pour le moment hypnotisé par la chevelure de sa femme, d’un roux presque rouge, qui ondoyait contre son verre rempli du liquide ambré.

Michel s’amusait à suivre les va-et-vient incessants d’Estelle, elle qui d’habitude était plutôt d’une nature discrète, presque effacée. Sans doute était-ce du fait qu’elle recevait pour la première fois le petit groupe d’amis chez elle. La plupart du temps, ils se retrouvaient dans la maison de Marie et Michel ou encore chez Hervé, deux ou trois fois dans l’appartement de Rémy et Audrée. Michel regrettait un peu l’absence d’Hervé, son complice dans bien des soirées et également le fidèle ami d’enfance de Rémy. Il était parti à Mexico depuis cinq mois pour son travail et ils ne le reverraient pas avant l’été.

Quand Estelle s’assit enfin avec ses invités, Marie encouragea Rémy à poursuivre le récit sur son dernier week-end passé avec Audrée. Si Michel était le clown au grand cœur de la bande, Rémy en était le conteur. Il avait un véritable don pour le discours et savait capter l’attention de quiconque qui l’écoutait. Il reprit donc volontiers l’épopée là où il l’avait arrêtée, transformant les deux jours avec sa femme en une aventure fantastique, riche en rebondissements. Tout le monde, attentif, suivait les pérégrinations du couple, riait aux situations rocambolesques pendant la montée jusqu’au sommet, essayait de visualiser le lit asséché de la rivière qui serpentait dans la vallée comme un collier de jade, respirait les effluves des acacias qui encadraient le chemin.

Après s’être à nouveau éclipsée discrètement au fond du couloir, Audrée revint sans pour autant rejoindre le groupe. Rémy finissait son histoire, mais après avoir remarqué sa femme, il laissa sa dernière phrase en suspens. L’étonnement qui se lisait sur ses traits força tous les regards à se tourner vers la porte.

Ignorant les personnes présentes, Audrée, silencieuse, concentrée sur ses gestes, enfilait son manteau tout en ramassant son sac à main et se dirigea vers la sortie.

— Que se passe-t-il Audrée, ça ne va pas ? Tu rentres déjà chez nous ?

Audrée s’était arrêtée net devant la porte et pris le temps d’une légère respiration avant de répondre.

— Non.

C’était un Non à la fois profond, net et décisif. Il surprit tout le monde et résonnait encore dans le silence qui suivit.

— Comment ça… Non ?
Elle lui tournait toujours le dos. Sa voix se fit claire et posée.
— Non Rémy, je ne rentre pas… Je m’en vais.
Elle restait là, immobile, la main sur la poignée, l’autre tenant son sac. Le silence se fit

plus lourd. Les gestes s’étaient figés, et tout le monde, excepté Audrée, fixait Rémy en une interrogation muette. Il avait gardé étrangement la bouche ouverte ; la main qui tenait le verre semblait en apesanteur au-dessus de la table basse.

Prenant conscience des regards d’incompréhension, Rémy sembla sortir de sa stupeur. Il se donna un peu de consistance, finit d’un trait son verre avant de le reposer un peu trop bruyamment et essaya de prendre un ton des plus plaisant sans vraiment y croire.

— Allez Audrée, viens près de moi et explique-moi ce qui se passe. Tu es fatiguée, une nouvelle migraine ? Ai-je dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

Rien. Personne n’osait s’immiscer dans ce semblait virer au drame.
— Tu m’entends Audrée ? Et bien réagis ! Parle !
Tout le monde regardait maintenant la chevelure rousse qui cascadait sur les épaules

d’Audrée. On sentit que sa tête se redressait, puis, lentement, elle se retourna et planta son regard dans celui d’un Rémy qui oscillait entre fausse désinvolture et agacement.

— D’accord. Je vais te répondre.

Elle garda sa position près de la porte, prit le temps de poser son sac à ses pieds, puis glissa les mains bien au fond des poches de son manteau avant de poursuivre.

« C’est fini Rémy. En fait, je viens juste de me rendre compte que c’est fini depuis des mois.

Non Rémy, ne me coupe pas… Tu voulais une réponse, alors tu vas m’écouter, jusqu’au bout.

Tu nous as raconté une belle histoire ce soir. Je reconnais que pour ça au moins tu as du talent : savoir maintenir en haleine ton auditoire, apporter quelques détails croustillants, prendre un ton tellement sincère avec juste ce qu’il faut de modestie pour que personne ne puisse douter de la véracité de tes dires… »

Audrée balaya tranquillement l’assistance médusée, avant de revenir sur Rémy et de continuer.

– Mensonges… mensonges… Rien que des mensonges…
C’était une belle histoire Rémy, mais une histoire de trop.
J’ai tout compris ce soir, tout : le colloque, le rhum, l’invitation chez Estelle, ce fichu

week-end tous les deux, Hervé, toi dans tout ça, et bien sûr, la rivière de jade… Au fait, Estelle, tu devrais fermer la porte de ta chambre. »

S’il était possible de voir davantage d’incompréhension sur les visages de l’assistance, comparé à l’instant d’avant, Audrée avait involontairement réussi son effet. Elle s’en amusa presque, mais ce qu’elle allait dire ne se prêtant pas à la plaisanterie, elle se tourna ostensiblement vers Marie et Michel comme s’ils étaient les seuls dans la pièce.

« En vérité, le fameux week-end était en cadeau pour nos cinq ans. Je l’avais organisé en cachette, persuadée qu’il serait un nouveau départ pour notre couple.

Marie, si je t’avais raconté tout ce qu’il s’était passé auparavant, tu m’aurais sans doute sermonné, avec raison, et je n’aurais rien voulu entendre. Bref, je passe sur ces deux journées déplorables où, pour tout vous dire, Rémy n’a cessé de se plaindre : de l’absence de réseau, de la chaleur ou du trop de vent, de l’auberge isolée, des chemins pas assez balisés dans une nature qu’il décrivait comme quelconque… Rien à voir avec ce que vous avez pu entendre tout à l’heure. Moi qui souhaitait tant retrouver la personne qu’il était avant d’avoir été viré de son ancienne boite…

Hé oui les amis ! Il n’a pas quitté volontairement son job pour aller faire le commercial sur les routes. En réalité, son patron l’a renvoyé suite à plusieurs négligences. Et si je ne l’ai pas contredit quand il vous a annoncé sa démission dans le but de faire enfin un travail lui permettant de s’épanouir pleinement, c’est que je croyais qu’il se sentait déshonoré et embarrassé de s’être fait prendre la main dans le sac.

À force de raconter des salades à tout le monde, Rémy n’a pas remarqué que ses responsables le surveillaient, mettant à jour son incompétence et surtout ses absences. Ils comprirent ainsi que les excellents résultats qu’il obtenait étaient dus uniquement au travail minutieux de son collaborateur. Et si je suis au courant de ces détails, ce n’est surement pas grâce à Rémy. Je les ai extirpés par petites brides à Hervé qui, en ami fidèle, l’a couvert toutes ces années au travail, comme en dehors du travail…

Avant son départ pour le Mexique, je me suis méprise sur l’attitude embarrassée d’Hervé et sur ses derniers mots. Je pensais bêtement qu’il me demandait de prendre soin de Rémy quand il m’a dit : Prends garde à lui. Aujourd’hui, je comprends qu’il voulait m’avertir et suis prête à parier qu’il est parti à l’étranger, lui le sédentaire, pour s’éloigner de son ami d’enfance et de ses mensonges.

Je savais depuis longtemps que ce que racontait Rémy comportait pas mal d’inventions et de vanteries. Cela ne me dérangeait pas ; ses histoires étaient tellement belles…

Et puis, il y a eu le jour où il a fallu déménager les affaires de ma tante.

Il y avait un bijou que j’adorais, transmis de génération en génération. Ma tante le portait très souvent et il me revenait maintenant qu’elle n’était plus là. C’était un bracelet, en pierres de jais finement taillées, avec lequel je jouais déjà petite fille. Plus qu’un simple bijou, il représente pour moi un lien avec mon passé et ma famille.

Je l’ai cherché partout parmi les affaires de ma tante. J’ai retourné les tiroirs, vidé toutes les boites, fouillé les fonds de placard, regardé dans les moindres recoins. Rien. Impossible de mettre la main dessus. J’étais tellement désespérée que, pour me consoler, Rémy m’offrit une très bonne bouteille de mon pousse-café préféré. C’est du moins ce que je pensais. Son geste m’attendrît il est vrai, mais je n’avais pas le cœur à l’apprécier et reportais le moment pour l’ouvrir. »

Audrée se permit une petite pause, les yeux dérivant au-delà des murs. Elle n’avait pas bougé, mais son attitude exprimait tout à la fois la grâce, la tristesse et la fermeté.

Enfoncé dans son fauteuil, Rémy savait que tout ce qu’il aurait pu dire n’aurait servi à rien. Pour la première fois, il acceptait, accablé, les vérités sous entendues de sa femme et le courage pour lui répondre l’avait complètement déserté.

Les yeux rivés sur quelques miettes répandues sur le parquet, Estelle avait oublié son rôle d’hôtesse et restait définitivement prostrée, inerte.

Marie n’avait jamais vu son amie Audrée sous ce jour. Elle se permis de se resservir un verre, ainsi qu’à Michel contre lequel elle s’était pressée davantage. Tous deux ne revenaient pas des révélations d’Audrée mais savaient d’instinct qu’elle disait vrai. Ils la regardaient avec une pointe d’admiration et attendaient la suite qui ne tarda pas.

Tout en gardant les mains dans les poches, Audrée continua sur un ton plus rythmé, presque joyeux.

« En revenant de la salle de bain tout à l’heure, après avoir nettoyé mon chemisier, quelque chose me titillait sans savoir quoi. Puis je me suis rassise pour écouter la suite de l’histoire de Rémy.

C’est alors que Rémy évoqua, avec style, le lit de la rivière serpentant comme du jade lors de la montée jusqu’au sommet. Ce fut comme une révélation. Soudain, tout se mit en place. Mais ne voulant toujours pas y croire, je suis retournée dans le couloir. »

Cette fois, le regard éclatant et inquisiteur d’Audrée passait d’Estelle à son mari.

« À l’heure qu’il est, je devrais être occupée à parlementer pendant mon colloque, et donc, je n’aurais pas dû être là ce soir… N’est-ce pas Rémy ? Sinon tu n’aurais certainement pas osé apporter le rhum que tu m’avais offert… C’est bien cette même bouteille, non ? Très bon choix entre nous soit dit, mais mauvais timing.

Estelle, je te croyais plus intelligente. Même si on se connais depuis à peine un an, je te faisais confiance. Tu me déçois. Vous comptiez sans doute prolonger la soirée tous les deux une fois seuls.

Depuis combien de temps cela dure Rémy, entre tes absences remarquées à ton ancien travail et par la suite, tes soi-disant journées sur la route à commercer… Je ne veux même pas le savoir. J’ai été si naïve, mais il y a pire…

Comment as-tu osé ?! Comment as-tu pu me faire ça !

Malgré ton talent pour le discours Rémy, tu n’as jamais été très bon pour tout ce qui touche à la nature. Te souviens-tu quand on riait de tes lapsus bien involontaires où tu confondais certains mots, juste parce qu’ils commençaient de la même manière : le chêne pour le charme, le dahlia pour le datura, ou encore, le jais pour le jade…

Le jade… ce mot si simple et si beau a tout déclenché.

Ce que j’avais entr’aperçu, en revenant rapidement de la salle de bain, s’était logé quelque part dans mon inconscient. Quand je suis retournée pour la deuxième fois dans le couloir, je me suis arrêté à la porte de la chambre d’Estelle restée ouverte…

Il se révélait, juste là, posé sur la table de nuit : le bijou de ma tante qui m’était si cher. Comment as-tu osé Rémy… »

Audrey se tût enfin. Elle retira tranquillement les mains de ses poches. Tout le monde pu voir à son poignet le bracelet noir de jais s’harmonisant à la perfection avec sa tenue.

Il étincelait de tout feu.

Elle leva les yeux vers Marie et Michel avec un léger haussement d’épaule et un petit sourire en coin. Puis, ignorant complètement Rémy et son hôte, Audrée pris son sac, se retourna et sortit sans prendre la peine de refermer la porte.

Quand elle fût dehors, la nuit l’enveloppa et l’air vif lui fit du bien. Elle respira pleinement, ferma les yeux un instant, et s’en alla.

Elle n’entendit pas le claquement de porte qui marqua la sortie de ses deux amis, partis sans un mot, juste après elle.