Teddy

La pièce était remplie de trophées divers, allant de la simple photo encadrée à la tête de grizzli triomphante au-dessus de la cheminée. Teddy n’était pas à son aise, seul dans cette immense pièce. Pourtant ce décor l’amusait plus qu’il ne l’effrayait. L’idée de mettre un splif dans la bouche de l’ours l’avait effleuré, puis il s’était finalement ravisé.

« Monsieur Jobard, Monsieur le Compte va vous recevoir. Veuillez me suivre je vous prie. – Oui, ok M’sieur. »

Teddy suivit le major d’homme. Tous deux traversaient de longs couloirs qui semblaient interminables. Teddy n’avait jamais vu une telle baraque. « Truc de ouf comme c’est grand ici la vérité ! », se disait-il.
La dernière porte s’ouvrit : c’était le bureau du Comte de Lazouz. La pièce était assez sobre, comparée au reste de la maison. Le bureau du Comte était au milieu de la pièce, avec à sa droite une large bibliothèque en chêne foncé. A gauche, un grand fauteuil de lecture en velours rouge, sur lequel un gros chat gris avait visiblement élu domicile. Aux murs, des photos du Comte avec ses amis en tenue de chasse. De toute évidence, le Comte avait une passion pour les guns bien lourds. Teddy était scotché. Il avança vers le Comte pour le checker.

« Mon cher ami, je vous souhaite la bienvenue dans mon humble demeure. Mon cher ami, c’est pour moi un honneur,
Mon cher ami, je suis sûr que nous allons devenir de très bons collaborateurs !»

Teddy s’approcha du major d’homme pour lui demander : « Il cause tout le temps comme ça lui ? ». Le major d’homme s’offusqua :

« Monsieur a-t-il un problème ? Si Monsieur souhaite partir, la porte est grande ouverte. » Teddy pouvait lire sur le visage du major d’homme tout le dédain qu’il lui portait. Il hocha la tête et retourna à sa place.

« Mon cher ami, votre tante Jacqueline vous a chaudement recommandé.
Mon cher ami, si vous saviez,
Mon cher ami, Ô comme je vous attendais. »
Teddy restait interloqué. Qui parlait encore ainsi en 2010 ? « Merci m’sieur. Mais je sais pas trop pourquoi je suis là. Tante Jackie a dit que vous aviez b’soin d’un coup de main mais elle a dit que dalle d’autre. C’est quoi le délire ? »

Le major d’homme levait les yeux au ciel, passablement agacé par le comportement du jeune homme.
« Mon cher Teddy, je peux vous appeler Teddy ?
– Oui m’sieur, c’est mon blaze
– Mon cher Teddy, ce que votre tante ne vous a pas dit,
Mon cher Teddy, c’est qu’en venant ici,
Mon cher Teddy, vous m’aideriez à préparer mon prochain safari.
– Un safari ?! Genre avec les lions et les girafes là ? » Teddy jeta un regard incrédule au major d’homme.
– Tout à fait, Monsieur. Monsieur le Comte souhaiterait que vous l’assistiez dans son prochain safari au Kenya avec ses amis.
– Vous êtes des ouf, sur ma vie je pars pas en Afrique moi ! »

***

«Mon cher Teddy, je vous en prie,
Mon cher Teddy, arrêtez de râler ainsi,
Mon cher Teddy, et restez assis !
– J’aime pas les avions, j’aime pas leur bouffe, et surtout j’aime pas que nos genoux se touchent.
– Teddy, allons, allons, si je vous racontais plutôt l’objet de notre voyage. Qu’en pensez-vous ?- Ok, m’sieur Digeot.
– Cela ne vous aura pas échappé que la maison de Monsieur le Comte est pleine de souvenirs d’Afrique.
– Surtout pleine de têtes d’animaux d’Afrique, ouais, fit Teddy en soupirant.
– Précisément ! Quel œil observateur que le vôtre Teddy ! En effet, Monsieur le Comte a une passion sans limite pour les animaux, et notamment ceux de la savane.
– Mes chers amis, le lion est si gracieux
Mes chers amis, l’éléphant si majestueux,
Mes chers amis, le gnou si facétieux.
– Oui, voilà. Mais il manque un animal à sa longue liste de trophées. Il s’agit du rhinocéros blanc du Nord. Autrement connu sous le nom de Ceratotherium simum cottoni.

A ce mot, le Comte de Lazouz écarquilla les yeux et fut saisi d’une excitation proche de l’état de transe.

–  Ô toi le rhinocéros !
Ô toi que je rêve d’attraper,
Ô toi qui m’empli d’une rage féroce,
Ô toi un jour je t’aurai !

–  Oui, voilà. Cela fait maintenant des années que Monsieur le Comte essaie d’attraper un rhinocéros blanc du Nord. Leur espèce est en voie d’extinction et il est donc rare d’en apercevoir. Vous savez, mon cher Teddy, c’est le quatrième voyage que nous faisons au Kenya dans le but d’en tuer un.

–  Ô toi le rhinocéros !

–  Oui, calmez-vous cher ami, calmez-vous. Pour Monsieur le Comte, ce rhinocéros c’est un peu Moby Dick pour le Capitaine Achab. Nous vous avons recruté pour nous aider à le capturer. Votre tante Jacqueline nous a dit que vous étiez habile, et c’est pour cela que Monsieur le Comte a décidé de vous emmener avec nous. Nous comptons sur votre jeunesse et votre fouge, Teddy ! Teddy était perdu. Personne ne lui avait demandé son avis. Comment avait-il atterri dans ce merdier ? Tout ce que Teddy savait, c’est qu’il allait décoller pour le Kenya avec pour mission de tuer un animal qui pesait environ trois tonnes. Et qu’il était accompagné par deux vieillards qui daubaient et sur qui il ne pourrait certainement pas compter.

***

Il faisait chaud ce jeudi matin, une de ces lourdes chaleurs qui donnent l’impression que chaque organe du corps pèse vingt kilos. Pour les locaux, c’était une chaleur ordinaire, ni plus aride ni moins pesante, mais pour Teddy, c’était absolument insoutenable.

– Mais enfin Teddy, armez-vous ! Vous pensez vraiment avoir ce rhino avec un schlass ?! »

Teddy n’avait jamais vu ni touché d’arme à feu de sa vie. La seule arme qu’il maîtrisait (et encore, bien maladroitement) c’était le couteau à fromage.
Arrivés dans la zone de chasse, le Comte de Lazouz, Digeot et Teddy se cachèrent non loin d’une étendue d’eau où des girafes se désaltéraient.

–  Regardez ! Là ! En voilà un ! Nous sommes en veine aujourd’hui vieux frère !

–  Ô levoilà! Ô il est à moi ! Ô j’ai du mal à contenir ma joie !
Teddy avait changé de couleur : d’un beige rosé il était devenu blanc comme le rhinocéros.
–  Teddy, allez-y ! Chargez ! Il est à nous !
–  Mais… euh… je…
–  FEU! Teddy tremblait comme une feuille. Il prit les balles, les mit dans son fusil, essaya tant bien que mal de viser. Un coup sec retentit dans la savane, et les girafes se mirent à détaler. Le rhinocéros avait levé la tête mais n’avait pas bougé, comme par provocation. Teddy avait l’impression que la terre allait se fendre sous ses ieps.
– Loupé !
– Allez-y Teddy !
Allez-y d’un coup !
Allez-y NOM DE DIEU !
– Rapprochez-vous Teddy, essayez de vous faufiler dans les buissons sur votre droite, cela vous rapprochera du Ceratotherium. Nous vous attendons bien sagement ici, Monsieur le Comte et moi.
Digeot souriait bêtement, convaincu que ne rien faire était la meilleure façon d’aider Teddy. Il n’avait probablement pas tort. Teddy marchait donc discrètement derrière les buissons séchés, en essayant de s’approcher du rhinocéros blanc, le fusil accroché dans son dos. Il se doutait bien que le rhinocéros l’avait repéré, mais il se disait que tant qu’il ne bougeait pas, il avait ses chances. Teddy avançait à petits pas, sa seule obsession était sa récompense – car il pensait bien qu’il y en aurait une, même si aucun des deux vieux ne l’avaient mentionné. Perdu dans ses pensées, Teddy marcha sur un branchage et le rhinocéros releva aussitôt la tête dans la direction de Teddy. C’était comme si ses yeux avaient changé de couleur, que ses sourcils étaient froncés. Le rhinocéros souffla un grand coup, et se dirigea à toute blinde droit sur Teddy. Quelques secondes après régna le plus grand des silences.

–  Mon ami, je crois que ce ne sera pas pour cette fois.
–  Ô Raymond, appelez-donc notre ami Letranchu,
O Raymond, celui avec le nez crochu,
O Raymond, et dont le fils sera notre prochaine recrue.