Sous l’eau un 3 mai

« Ma vie sous l’eau »

jeu. 03 mai, 20:34

Nouveau message de Julien.

« Yo Gaby! on est aux Canailles, tu viens boire un coup? »

Jeudi soir, avant veille de week end, Gabriel recevait ce message. « boire un coup». Une invitation à la détente, au lâcher prise, passer simplement un bon moment, ne serait ce que pour rire aux blagues de ses potes Julien et Amir sur sa nouvelle vie de JCD* (* Jeune Cadre Dynamique). Un jeudi soir qui aurait pu être léger, sympa, fun, cool, à boire quelques Brooklyn Laggers au bar d’en bas sur le boulevard, en draguant quelques nanas, un peu éméché, sur un air de Sultans of Swing.

Sauf que ce soir, comme tous les soirs depuis 3 semaines, Gabriel allait refuser cette invitation, et passer la nuit chez lui, les yeux rivés sur les pixels de son tableur Excel. Car ce soir, Gabriel était sous l’eau.

jeu. 03 mai, 20:37
« Déso les mecs, jp pas, suis sous l’eau. Next time » Message envoyé.

Gabriel tapa ce sms aussi vite qu’il n’eu besoin de temps pour le dire, éteigna son téléphone, et remis le nez dans son tableau Excel. Nom de fichier : « Reforecast2020 SPQ/CWC v3 ». Il avait pris son poste il y a un mois. Premier CDI dans une grosse boîte de la grande conso. Il se rêvait à la tête de la direction financière de LVMH pour redresser un compte d’exploitation bancal et défaillant. En attendant, pour son premier job, il contrôlait les dépenses des promotions Canard WC & Saupiquet. « C’est des marques connues tu devrais être content! » lui disait sa mère. Sauf qu’en attendant, son boulot n’est pas du tout sexy et son boss lui met la pression sur ce budget qu’il doit « rendre au Comex demain sinon ta période d’essai se terminera aussi vite qu’elle a commencé ». Ambiance. Le problème, c’est que Gabriel avait un écart de 32 pourcents entre les factures comptabilisées et les chiffres annoncés par le directeur marketing qui, au passage, était cruellement incompétent. Il fallait bidouiller, machiner, être créatif et inventif pour combler les 234 000 euros d’écarts entre les différents documents… un jeudi soir.

jeu. 03 mai, 20:54 Les Canailles.

« Alors, il fait quoi Gaby? »
« Pas de nouvelles… attend! mon portable est en silencieux. Il a répondu ! »
« Vas y, il dit quoi? C’est bientôt la fin de l’happy hour là et je paye pas ma tournee perso! » « Haha, t’inquiète je crois qu’il n’y a pas de deuxième tournée en jeu … écoute ça :

« Déso les mecs, jp pas, suis sous l’eau. Next time »
« C’est une blague Julien ? » demanda Amir, d’un drôle d’air, à la fois énervé, et déçu.

« Nope … toujours pareil »

« Et puis c’est quoi cette expression de merde là ? Moi quand je suis sous l’eau je suis trop bien! Genre, sois t’es en vacances, à la plage, tranquille, ou à la limite t’es à la piscine mais ça reste cool ! » Amir n’aimait pas trop ces expressions au sens figuré. Lui, il bossait à la bibliothèque. Et là-bas, on était jamais sous l’eau – « les gens ils lisent plus », disait il, interdit, comme pour justifier son ennui professionnel.

« Non mais laisse tomber, depuis qu’il a pris son nouveau boulot il est débordé … mais t’as raison il ferait mieux de venir piquer une tête dans le canal avec nous ce week-end ça lui ferait du bien. »

jeu 03 mai – 23:42
Gabriel ferme son ordi. D’un coup de maître, il réussi à combler 200 000 euros grâce à une poche budgétaire qui ne semblait allouée à aucune dépense.
Soulagement.

D’un geste mécanique et certain, il ouvre une canette de Pepsi Max à la force de son pouce et de son indexe, et rallume son téléphone.

2 nouveaux messages.

jeu. 03 mai, 21:03
Julien : « ok mec, ben bon courage et hésite pas à descendre, Amir paye sa tournée! Et sinon, rdv samedi au canal de l’ourcq, Evelyne Dheliat annonce 27 degrés »

jeu. 03 mai, 21:07
A m i r : « ‍ ♂ ‍ ♂ »

Ça le fait sourire. « Quand même, quand on y pense, quelle drôle d’expression qu’être sous l’eau » se disait il. D’autant plus que l’océan et le chlore manquaient cruellement à Gabriel, depuis qu’il avait quitté sa Bretagne natale pour rejoindre la capitale.
A 8 ans, il remportait le titre de sauveteur junior à la piscine municipale de Paimpol.

A 12, il s’essayait au Catamaran avec son cousin Maël, sur la plage de Launay. C’était un Dart 16. Il adorait hisser le foc, et tenir la barre. Lorsqu’ils avaient échoués en plein milieu de l’Ocean, Gabriel n’avait même pas eu peur.
A 14, il surfait, allait nager plus loin que la bouée, buvait la tasse dans les vagues lorsque la mer était en drapeau rouge… mais qu’est ce qu’il aimait être sous l’eau.

Sentir l’eau sur ses bras, son torse, ses jambes. Retenir son souffle, fermer les yeux, et plonger la tête tout entière dans l’eau. L’eau salée qui dansait autour de lui, allant et venant au rythme des vagues, les pieds enfouis dans le sable. Il y avait aussi l’eau irritante de la piscine, qui supportait le poids de son corps lors de ses compétitions. L’eau chlorée enveloppante, réconfortante, un peu trop froide l’hiver, un peu trop tiède l’été. Mettre la tête sous l’eau, et s’élancer dans une brasse parfaitement symétrique, voir les bulles d’oxygène glisser devant ses yeux, puis dériver le long de son visage et de sa nuque à mesure qu’il nageait. Il se rappelle. La nage coulée, en apnée, la veille de son bac de philo, qui lui avait fait tout oublier, tant il ne pouvait penser à autre chose que le nombre de longueurs qu’il faisait, en boucle dans sa tête, et le visage de Zoé, Zoé qui l’obsédait.

Tout ça lui semblait très lointain.

Aujourd’hui, le bitume est son nouveau terrain de jeu pour se défouler. Gabriel s’est mis à la course à pied quand il a intégré sa grande école de commerce, déjà parce que c’était à la mode, et surtout : il voulait battre Charles de Raydet au marathon de Paris. Mais il s’ennuyait. Rien n’avait le goût de l’iode, la puissance des courants et l’immensité de l’océan. Rien ne lui faisait autant trembler les jambes qu’une sortie de piscine après avoir nagé des kilomètres. Jeudi 3 mai, Gabriel se souvenait ce que c’était qu’etre vraiment sous l’eau. C’était quelque chose de puissant, doux et fort à la fois. C’était bleu, blanc, et transparent. C’était froid et enivrant. C’était, en tous cas, bien plus cher à ses yeux que le budget Saupiquet.

Gabriel s’extirpa de ses souvenirs marins. Les vacances ne sont pas pour maintenant, mais il lui semblait tout à fait urgent et important de revenir à cet essentiel.

Ven 04 mai, 00:12
« ok pour samedi, le canal et les 27 degrés, j’ai hâte d’être sous l’eau (véritablement)! »