Olmèques

Je m’enorgueillissais déjà des réactions éberluées du récit de mes vagabondages à celle que je retrouverai d’ici peu. La journée avait nonchalamment posé ses corps distendus dans le ciel pour rafraîchir ma promenade. Tout avait été anticipé : arrivant par le train à 8h43, je rejoindrais le musée à pied en une heure et quarante-sept minutes, pile à l’heure pour l’ouverture. J’ai appris qu’en moyenne le visiteur lambda s’attardait vingt-huit secondes par œuvre, et un rapide calcul me permit de savoir qu’en reluquant chacune des 161 pièces exposées, je déambulerai 4508 secondes – soit une heure, quinze minutes et quatre secondes. En sortant du musée, je marche vingt-sept minutes pour rejoindre la ligne 8, puis quatorze minutes de métro. Je serai à l’heure à ce restaurant rue du Dahomey. Je ris un peu à cette pensée.

Soudain, une hôtesse d’accueil me tire de ma rêverie. Arguant que mon ticket m’offre l’accès à une exposition temporaire, elle m’indique la direction d’une manière que le dépit d’une prestation désertée exaspère. Un large sourire de remerciement cache l’amertume de cette opportunité qui bouleverse mon planning. Mais je suppose que je peux bien m’arrêter seulement 26 secondes par œuvre, afin que le chambardement de la nouvelle n’égosille pas plus les convulsions que m’assène mon cœur inquiet. Mais bon : c’est gratuit !

L’espace est relativement désert ; les quelques visiteurs présents semblent avoir été tout autant forcés que moi à découvrir ces galeries mystiques. J’aimerai poursuivre ma bonté à la rigueur du conservateur, mais l’occasion de couper le sens de la visite se présentant, je n’ai pas résisté, quand bien même je manqua de peu de croiser le champ d’un photographe qui mitraillait une pièce sur ma gauche. Son objectif guida mon regard : face à la verrière se tenait une des sculptures de pierre que j’ignorais alors, d’une familiarité hautaine, d’un jugement froid qui n’avait pour exégèse que ces quelques indications sur mon billet d’entrée. Pourtant, la dame se tenait là, retenue par sa fierté de granit d’élancer son irascible désir de traverser la fenêtre comme la guêpe qui, parcourant la surface vitrée, souffrait d’une inextricable torture, à la fois si proche de la liberté sans en pouvoir succomber à sa douce fraîcheur. Je regarde ma montre : 10h34.

Sa silhouette robuste et longiligne se découpait à l’horizon d’un matin brumeux. Ses mains reposaient pesamment sur ses hanches, à l’affût des nonchalances du visiteurs, comme pour assurer un soutien supplémentaire des passants à sa ceinture tissée. Cette posture inconfortable néanmoins prolongeaient son scepticisme le long de ses bras, ses épaules jusqu’à laisser visser sa tête ronde qui parut presque esquisser d’un mouvement de tête mes déplacements. De sa bouche entrouverte elle laissa s’évader l’ataraxie de sa peau de granit, son regard suspicieux se posa sur moi pour notifier son dérangement, mais même la honte ne me fit pas bouger d’un cil.

Soudain le vent s’élève au-dehors ; un fanion tricolore vint draper le ciel de son carmin et s’étoffe d’azur. De ce soulèvement, un trio de tourterelles tint à tromper mon attention, tournoyant, pour disparaître de la lucarne. Les arbres au loin s’agitent un peu plus, cette respiration saccadée s’essouffle, et voilà que mon inconnue de grès agrippe à ma présence son courroux, mais malgré moi, je reste planté là.

Le soleil vint à son secours, alors que le drapeau flotte toujours. Là derrière les nuages qui le camouflaient alors, les rayons de l’astre s’éprirent de la dame de marbre, et ses bras lumineux chatoyèrent la peau râblée de son cou, embrassèrent son teint cendré ; ses muscles tendus s’éprirent d’une grâce infantile et drolatique pour oublier le piqué de cette carnation millénaire, s’étendirent, s’égosillèrent, et de son regard de pierre qui zieutait les quidams, froncer les sourcils en pourchassant le chahut qui berce sa tranquillité. Parfois le vol des pigeons revient troubler cette quiétude. Le soleil poursuit ses caresses en empoignant la poitrine marmoréenne de l’olmèque d’une poigne langoureuse. Son excitation se reflète sur les cinq chatiors dorés et bombés derrière eux, faisant miroiter l’éclat qui pétillait la lueur de malice de la fille d’airain, l’ombre de ses reliefs empesés s’agitait, se déchirait dans la nuit diurne, et cette brûlure passagère faisait bouillir la pâleur du menhir. Le drapeau, dans cette mélopée ravageuse, s’ébranla, d’une respiration haletante qui assourdissait mon regard.

Je détournai alors les yeux, pensant qu’il serait inconvenable de profiter de cette intimité de polichinelle. Et c’est le regard vide, les sens assoupis et le pouls calme que mes pas firent volte-face, par un trop plein de pudeur qui s’exprimait par cette décontraction perverse pour me signifier de partir. Je jette un coup d’oeil à ma montre avant de partir. 10h35.

Timing parfait.