Extrait du Grand Registre Historique de Sperarum, devenu Tártarum suite à l’Inversion des Mondes.
Allocution de Xendrih, Grand Espoir du peuple Speraros, nommée « Déclaration du désespoir et de la fin des choses ».
An – I.
— Ils sont là.
Xendrih regarda son reflet à travers l’épaisse paroi vitrée le séparant des Sèches Abysses. De légers cernes perçaient à jour son état de fatigue latent.
— Merci Zeblo, dis-leur que l’instant approche. Je vais demander de faire sonner les muses d’ici trois luminescences.
Il réajusta sa tunique princière et en admira les détails. De merveilleuses broderies ornaient les bord cotes algueuses des manches, alors que les coutures dorsales et le plastron rappelaient les grandes migrantes, traversant jadis les flots vers des eaux plus douces. Le solstice sombre était presque atteint, signifiant la fin des longues obscurités et la renaissance annuelle des anciennes eaux éclairées. Et nul doute que pour la première fois, les journées éclairées promettraient des lendemains noirs.
Zeblo quitta la pièce d’une nage académique, laissant Xendrih prendre trois grandes bouffées d’eau. Au dehors, derrière les 20 centimètres d’épaisseur de la vitre, le néant s’étendait à perte de vue. Aucune grâce n’émergeait de ces fonds terrestres dénués de l’eau.
Cela faisant maintenant des décennies que la lune ne faisait plus qu’éclairer les fonds démarinés. Les marées mortifiées ne mesuraient plus le mouvement lunaire et il n’en émanait plus qu’une manne d’aridité morne.
— Quelle désolation que l’Inversion des Mondes qui ne devaient être inversés.
Xendrih pensait à voix haute, espérant que les Espoirs l’entende dans son énième contemplation mélancolique. La rage, autrefois bouillante en lui, l’avait progressivement quittée. Ne restait plus que le serein, la certitude du juste de ses actions futurs. Il était devenu
un reptile à sang froid tapis dans feu l’ombre à attendre l’instant T qui lui permettrait de saisir sa chance.
L’Inversion des Mondes. Un nom bien trop mélancolique pour un phénomène purement artificiel. Une entropie dont les responsables n’avait pas eu à en payer les terribles conséquences. À trop d’avidité (ou bien était-ce seulement de l’avidité ?), les Terrestres avaient vidé les océans pour leurs besoins ostentatoires. Leur incroyable ignorance les avaient poussé à boire jusqu’à la dernière goutte des grandes étendues d’eau de la planète, sans comprendre les terribles conséquences pour leur mère nourricière, dont les enfants vivaient également sous les flots. Le Grand Import, soit le commerce d’eau extra-terrestre leur avait permis de survivre. Le futur ne se trouvait plus sur place mais hors-place. Solutionner ses problèmes était devenu caduc quand on pouvait les déplacer ailleurs.
Alors l’eau disparu.
Les quelques grandes pluies restantes ne suffisaient qu’à mouiller la poussière du fond des mers vidées de leur sang.
L’Inversion des Mondes.
Le dessus avait l’eau, le dessous était vide et aride. Condamnés à vivre dans des bulles d’eau artificielles, à se déplacer sous perfusion d’eau, à mourir dans ces immensités stériles. Les seuls espaces encore humides étaient les anciennes Grandes Fosses, situées à des lieux d’ici.
L’Inversion des Mondes. L’apocalypse aquatique. L’eau était la vie et sans elle, le néant s’enivrait, vidant les abysses et appauvrissant les vastes plaines bleues jusqu’aux veines.
Xendrih respira un grand coup d’eau et nagea jusqu’à la sortie de ses pénates. Il jeta un dernier regard humide à cette bulle d’eau qui l’accueillait chaque sombre. La vue était incroyable et criante de véracité. Une vue sur la désolation. Quand reverrait-il cette chambré ? La reverrait-il seulement ?
Ses aïeux avaient connu le naturel, ils n’avaient pas eu besoin du verre pour les protéger du sec. Il n’y avait pas de dedans ou bien de dehors, il n’y avait que le tout. L’océan brut, les eaux profondes, le vide aquatique.
La vie était naturelle avant l’Inversion des Mondes.
— Sonnez le regroupement espérantin. Que tous viennent.
— Bien Grand Espoir.
Il prolongea sa longue nage jusqu’à une bulle plus grande que le reste, décuplée dans ses proportions, destinée à rassembler et à fédérer : La Grande Salle de l’Espérance.
Il se projeta jusqu’au sommeil de ce réceptacle aquatique et ferma les yeux. Il n’avait aucune préparation, aucune anticipation. Il avait fini par comprendre que seule l’improvisation lui permettrait de s’exprimer et d’agir avec son cœur. Et que seul cela pourrait permettre à l’espoir de perdurer.
— Messieurs, nous avons entre nos mains la conclusion de notre Histoire. À nous d’en décider la postérité.
Xendrih prenait volontairement un air solennel, comme pour mieux ancrer chacun de ses mots dans l’esprit de ses représentants, mais il savait que la situation avait marqué au fer rouge chaque âme de son peuple.
— Depuis trop de temps, les Terrestes ont pu vivre pleinement de leur ignominie. Depuis trop de temps nous avons vécus masqués, dans nos bulles d’eau, sur le fil de notre survie. Condamnés à errer sur des terres désertiques, à porter un scaqua dès que l’on va au dehors. Serions-nous éternellement voués à subir les maudites conséquences des irresponsabilités de ceux d’au-dessus ?
Personne ne semblait oser penser. Personne ne semblait être à sa place. Personne ne semblait être.
— Il s’agit de bien comprendre ce qui nous a amené à vivre derrière cette épaisse paroi de verre. Il s’agit de se retourner, d’observer le lourd passé qui a orienté notre civilisation vers cette extinction culturelle et démographique. Nous sommes l’Harmonie, nous sommes l’Unité. Notre libre-arbitre est intimement lié et inséparable de celui de notre Grand Hôte que fut Sperarum. Nous ne méritions pas le déclin forcé.
Un silence lourd, dénué de sérénité, donna l’impression aux membres de l’Assemblée Espérantine que la pression aquatique s’intensifia à chaque mot lancé à travers l’eau par Xendrih.
— Nos Grands Aïeux, paix à leurs âmes, n’avait que l’osmose en ossature de pensée. Ils avaient le don ultime, supérieur. La conscience maîtrisée. Il m’arrive parfois de pardonner à ceux qui nous ont offensés, tant leur conscience échappe à leur contrôle. Agissent-ils dans l’ignorance, car ainsi «endogènés»? Ou bien sont-ils fondamentalement envahissants. L’espace entre ces deux états est mince et oui, il se peut que l’espèce terrestre n’agisse qu’en non connaissance de cause. Mais qu’importe leur volonté, n’importe que leurs actes. Feu
notre Noble Sperarum n’est plus qu’une chaire vidée de sa vie. Elle n’est plus que désolation. Elle n’est plus.
Xendrih respira un grand coup, ses branchies frémissaient de nervosité.
— Ils ont vidés nos Océans, vidons leurs veines.