Les vents orageux

LES VENTS ORAGEUX SE SONT APAISÉS, ET DE LOIN ARRIVE LE MURMURE DU TORRENT

I.

« Lina ! Réponds-moi, je t’en supplie ! »
Seuls un silence et une respiration, haletante et saccadée, furent sa réponse. La petite

tête aux boucles blondes revint progressivement à ses esprits, ne captant dans un premier temps que les pleurs aphones de sa sœur. Puis, peu à peu, les syllabes qu’elle lui dictait prirent corps, un son plus vibrant, quoiqu’encore étouffé. Quand les lamentations de Missy redevinrent parfaitement audibles, ses yeux roulèrent pour photographier cet espace de tôle qui l’étranglait. Le pouls et l’haleine de Lina s’apaisèrent, et Missy n’eut pour quiétude que ce silence, la main de sa sœur pour seul remède. Elle s’enquit de l’interroger :

– C’est encore tes crises d’angoisse ? »
Ses yeux ronds trahissaient son anxiété, mais les reflets noisettes de ses prunelles

apaisèrent Lina, qui hocha la tête pour toute affirmation. Elle tâcha de se relever, de s’asseoir contre la paroi du wagon, alors que sa jumelle n’avait plus que la force de s’affaler contre la paroi opposée. Lina observait tranquillement, comme s’éveillant d’une perception nouvelle et candide, pour espérer croire naïvement que tout avait changé ; en réalité, tout était exactement comme avant. Un brouhaha latent, pourtant, s’élevait à l’extérieur du chargement, comme une marée de la vindicte qui se brisait de part et d’autre du tombereau, et dont le tremblement de la houle rugissait en remontant depuis le bogie.

« On vient de s’arrêter, annonça Missy avant de rajouter, on n’aurait mieux fait de trouver un autre train, pas vrai ? »

Un léger rire accompagnait ses mots, sans doute pour décontracter les nerfs brûlants que les vertiges causaient à Lina. Mais c’est une tranquillité nouvelle qui la libéra ; alors, après avoir fermé les yeux et pris le temps d’inspirer une bouffée d’oxygène qui la revigora, elle s’arma d’une pointe, et griffonna les murs de sa cage pour faire surgir les dessins propitiatoires au délassement de son exil.

Soudain, une sirène vint accaparer l’air qu’il restait aux passagères pour ne pas suffoquer. Et très vite Lina alla se blottir vers sa sœur , la seule capable de comprendre ses tremblements, alors que résonnait dans le temps ce chant tonitruant qui dessinait dans les ondes son dessin sinusoïdal. Au travers de ce tintamarre, une voix transperça le hurlement. Une voix nasillarde et grésillante qui assenait la foule à coup de : « Je ne veux plus personne dans cette zone. Maintenant ! ». Les alertes s’additionnaient aux sommations, le bourdonnement se faisait de plus en plus sourd, jusqu’à ce qu’un bruit explosif recouvrit tous

les autres sons, s’agitant au travers du wagon. Cette palpitation, comme un coeur battant qui prenait vie dans ce train de ferraille, tambourinait dans la poitrine de Lina. Tout allait si vite soudainement, et tout à coup, alors que ses mains tremblantes s’humectaient des larmes de Missy, la coulisse du bétailler s’ouvrit.

II.

Aymar crispait ses mains autour du volant, constatant avec misère tous ces gens qui pavanaient une satisfaction que la désuétude rongeait, alors que leurs bras s’emprisonnaient de futilités empaquetées. « Voilà qu’ils s’attaquent aux trains désormais ! » Lâcha-t-il dans un manque de mansuétude, avant d’activer la sirène de son véhicule.

Une fois à l’air libre, les rayons étouffés d’un soleil qui ne parvenait pas à s’extraire des nuages se reflétaient sur son insigne ; l’atmosphère sentait le souffre, irritant les yeux de l’officier qui rougirent, mais le ciel se teintait d’ocre et d’indigo, et la bataille de l’astre et des nuées striait la voûte de griffures rosâtre.

Sur ce terrain où la poussière s’élevait et restait en suspension, les visages s’arquaient des sourires fallacieux qu’ourdissaient la méprise et l’ignorance, mais se couvrirent également d’une crasse grisâtre, qui les rendaient méconnaissables et uniformément semblables. Aymar s’avançait en direction du train, et des flots de personnes s’écartèrent à son passage, comme un rocher au milieu de la rivière dérive son cours. Il empoigna alors son porte-voix, et d’une voix lasse s’adressa à la foule, trop occupée à l’écouter :
« Je ne veux plus personne dans cette zone. Maintenant ! »

La rivière, après avoir passé le rocher, se rejoint et poursuit son cours. Force intangible que rien n’épuise. Aymar répéta, d’une voix plus forte : « Tout le monde évacue, allez ! ». Rien n’y fait, sa voix n’avait d’effet sur ces sourds. Seraient-ce eux les rochers, et lui la rivière ? Sa mine renfrognée commençait à se couvrir de la même saleté que les gens qu’il interpellait. Alors se laissant aller à sa colère, il pivota le volume de son porte-voix et hurla « Dernière sommation ! », et à ce mot, d’autres officiers se joignirent à lui, en position, l’arme au poing.

Soudain, les lumières du ciel se mêlèrent à celles du sol, dans une flamboyante sphère qui déchiqueta la tôle d’un wagon, à une centaine de mètres de lui. Bien que l’explosion le terrorisait, il adressa un signe à ses coéquipiers, et brandissant son revolver, s’élança dans sa direction. La foule effrayée se frayait une échappatoire de part et d’autre d’Aymar qui la séparait en deux organismes distincts, n’obéissant qu’à une loi de l’aléatoire pour assurer sa survie. L’avalanche des t-shirts pastels et des vêtements colorés troublaient son jugement, alors que le nuage de poussière s’étant élevé si haut et ayant rencontré la fumée du brasier qu’il avait, à son tour, camouflé le soleil de son masque gris.

Une douleur soudaine agrippait ses crocs à l’arrière de son crâne, torturant sa lucidité, brûlant ardemment, l’aveuglant, le poison de la souffrance l’aidait alors à s’endormir.

III.

Puanteur. Allégresse. Chantage. Abnégation. Quelle fut la joie de Nisiak, de contempler ses contribules, se mêler dans l’ouragan de cette chasse, où le pillage servait de remède pour sevrer cette société qui n’apparaissait plus que comme une duègne qui, à force de réversion, n’était qu’une pathétique illusion d’un ouroboros éternel. Il s’apprêtait à faire glisser une nouvelle coulisse du train, et à procéder au déchargement, quand une sirène retentit dans l’espace, bien qu’elle peinât à couvrir la profusion et l’émulation de la scène « c’est le moment ! » pensa Nisiak. Il poursuivit son chemin, le long des rails et des wagons qui s’alignaient, fièrement, mais si semblable. Le mimétisme impose-t-il d’aller inévitablement dans la même direction ?

Le révolté s’approcha du wagon qu’il avait griffé plus tôt pour le reconnaître. À l’intérieur, rien n’avait changé, personne n’eut l’audace de toucher à son installation. Le calme s’était emparé des lieux, seul un brouhaha tempéré lui vint aux oreilles, recouvert par la voix qui crépitait dans ce porte-voix : « Je ne veux plus personne dans cette zone. Maintenant ! ». Cette déclaration lui décocha un rire, mais il restait tout du moins concentré à sa tâche, alors que les sommations se multiplièrent dans le porte-voix : il ne lui restait qu’un fil à raccorder, s’accompagnant d’un chantonnement qu’il zinzinulait. Un déclic l’avertit soudain : « plus qu’une minute ! » Après quoi il s’échappa de la cabine et détala vers la foule.

L’explosion embrasa les cieux. Nisiak sentit le souffle chaleureux de cette douce abomination qui élevait autour de lui des peurs et de l’agitation. La cavalcade n’avait aucun but : vers quelle fortune la destinée conduisait ces visages couverts de poussière ? L’avenir était abrogé, il était parvenu à arrêter le temps, et Nisiak n’eut pour seule victoire que d’aller à quelques pas de danse dans le chaos. Son ballet s’interrompit lorsqu’il vit à terre le porte-voix, s’ensevelissant de lui-même dans la boue et sous la poussière, trahissant son porteur qui avançait à peu de loup, l’arme au poing, vers l’explosion. Il n’eut guère à réagir, déterra le porte-voix, couru vers le gendarme, et d’un coup à l’arrière du crâne, l’assomma.

Profitant de l’agitation ambiante pour se camoufler, il devint invisible pour les tenants de l’ordre qui n’avait que leurs yeux pour contempler le désastre, supportant l’assommé sur son dos. Le train avait à peine quitté le tunnel lorsqu’il fut interrompu, et c’est cette coulisse, à mi-chemin entre l’ombre et la lumière qu’il décida d’ouvrir pour découvrir son refuge.

C’est une fois à l’intérieur, hors du temps et de l’espace, que le trublion, l’assommé à ses pieds, reconnu qu’ils n’étaient pas seuls. Là, dans un recoin du wagon, se tenaient deux jeunes filles apeurées. L’une d’entre elles – la plus jeune, sans doute – relevait la tête qu’elle emmitouflait pitoyablement dans les bras de sa sœur. Sa crinière d’or rayonnait dans l’ombre, ses tremblements s’atténuèrent, puis elle quitta sa cage sororale et affronta d’un regard froncé son hôte indésirable. Elle se contenta pour seul accueil d’une seule phrase, si anodine et, pourtant, si menaçante : « Vous m’êtes moins effrayant, désormais ».

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