Le Libre et le Beau

« Les fous, les marginaux, les rebelles, les anticonformistes, les dissidents…tous ceux qui voient les choses différemment, qui ne respectent pas les règles. Vous pouvez les admirez ou les désapprouvez, les glorifiez ou les dénigrer. Mais vous ne pouvez pas les ignorer. Car ils changent les choses. Ils inventent, ils imaginent, ils explorent. Ils créent, ils inspirent. Ils font avancer l’humanité. Là où certains ne voient que folie, nous voyons du génie. Car seuls ceux qui sont assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde y parviennent »

Jack Kerouac.

5H30 du matin, « son esprit dominant les consciences ».

— Mes amis, regardez l’horizon ! Le voyez-vous ce soleil levant, éclairant le monde ? Admirez sa puissance, ressentez son inévitabilité. Cette force immuable, cette énergie infinie. Regardez autour de vous, les voyez-vous les feuilles et les fleurs et la faune ? Regardez ce lien qu’ils ont et font avec cette énergie. Ils la captent les amis ! Elle est présente, diffuse, disponible et ils la captent. Ils emplissent leur cœur de cette beauté vitale. Ils ont conscience de la beauté ! Ils n’ont pas la pensée, cette excroissance méta-neurologique déviante, permettant le jugement ! Ils n’ont que la beauté ! La science ne concerne que nos conditions matérielles qui n’existent que pour notre harmonie : tout est en équilibre. Et puisque chaque harmonie est un degré, aussi faible qu’il soit, de beauté, alors je vous le dis mes amis, une vérité peut être belle, mais uniquement parce que notre pensée l’a décidé. Et moi je dis que la seule vérité solide et digne de ce nom, c’est la beauté ! Quand vous verrez le soleil couchant sur l’Ouest, alors vous comprendrez !
— Et moi je comprends que l’herbe ne te réussit pas, l’Espagnol !

L’Ours commence à en avoir par dessus la casquette des philosophies de comptoir de l’écrivain de la bande. L’Espagnol se redresse, son vieux calepin en main. Il regarde Anaid, allongée dans l’herbe, et continue sa tirade :

— La nature est le seul beau qui prévale, chaque être naturel a cette reconnaissance en soi. Seulement notre conscience nous masque cette vérité. Il ne suffit pas de dire que les genres et les espèces se réalisent dans la nature végétale, nous pouvons les retrouver en nous-mêmes ! Les formes de l’existence dorment au plus profond de chaque être ! Quand vous verrez le coucher du soleil sur l’Ouest, alors vous comprendrez ! La fin de toute chose ! Le définitif ! L’inévitabilité !
— Hé l’Espagnol, donc on définie notre essence ou c’est notre essence qui nous définit ?

Rires moqueurs dans l’assemblée. Bonnie fait toujours mouche, d’une phrase seulement. Sa précision est diabolique. Clyde ne la dévore des yeux qu’avec plus d’admiration, elle est tellement forte. Seule Anaid semble être sensible aux mots aériens de l’Espagnol. Elle ressent la beauté, sa sensibilité représente cette barrière entourant son cœur, suffisamment fine pour pouvoir y ressentir la beauté. Anaid représente la vie. Elle sait aimer, elle peut apprécier réellement, de son âme. Elle comprend l’énergie dont parle l’Espagnol. Elle survole les âmes, du haut de son esprit dominant les consciences.

6h00 du matin, « avec noblesse et couilles ».

Déjà 28 degrés au mercure. La chaleur de la nuit laisse place à l’assommante fournaise estivale, qui s’abat en cette canicule d’Août.

Anaid est allongée dans l’herbe, le regard perdu dans les nuages. L’alcool toujours présent dans son sang lui fait tournoyer les vapeurs de son esprit. Elle fredonne du Billie Holiday de sa voix délicate et cassée. Elle rêvasse, le vent fait virevolter ses pensées apaisées. Femme forte dont l’indépendance rend jaloux les soiffards de liberté, petite en taille mais grande en cœur, elle s’impose par l’évidence qui s’échappe d’elle.

À ses côtés l’Ours, massivement assis sur une pelouse qui suffoque sous son poids. Il a le regard plongé dans le lac s’étendant au pied de leur butte. Il regarde son poing droit, aucune marque. Il n’a pas servi cette nuit et l’Ours le regrette. Esprit torturé, tortionnaire retraité, il est l’ombre qui s’abat sur les bonnes attentions et les intentions louables.

Derrière eux, l’Espagnol jette avec énergie des mots qui claquent sur son calepin à moitié détrempé. Son allure de vagabond andalou, avec ses espadrilles trouées et ses fripes déchirées, renforce son apparence d’écrivain beatnik. Il rêve d’un coucher de soleil sur la côte Ouest, à Frisco, pensant qu’alors, le monde entier prendrait tout son sens. Il en est obsédé et a entrainé avec lui toute la bande.

Et puis il y a les Inséparables, Bonnie & Clyde, le Taureau et la Veuve Noire, Docteur Jekyll et Miss Hyde. Alliées depuis trop longtemps, ils sont l’antonymie de la sobriété. La synergie qui se dégage de leur union, sacrée au sous-sol du Moriarty’s, lieu de perdition de la rue Carlo Marx, fait des ravages à chaque soirée folle de la troupe. Dissidents passionnés, ils sont armées et damnent les âmes en descendant dans les rades.

Et enfin, plus loin, dansant sur l’herbe comme un cinglé valseur polack, une bouteille de bourbon à la main, il y a l’Excuse. Meilleur joueur de poker (selon sa grand-mère), il gagne toujours dix parties à 10 contre 1 avant d’en perdre une à 100 contre 1, finissant souvent à poil. Il fait parti de la race des grands ducs, capables de titiller la boisson avec la grandeur des

magiciens de l’alambic. Philosophe d’occasion et trainard du dimanche, il boit et émerge d’une sombre période de perfusions quasi-léthales et peu légales.

Adossés contre leur Hudson, Bonnie & Clyde s’embrassent passionnément, comme si le peu de temps qu’il leur restait à vivre allait s’écouler plus vite qu’une blue note de Dizzy Gillepsie. L’air suave de l’Utah résonne en leurs cœurs et apaise leurs tronches. En route pour Frisco après un long séjour à Denver, ils se sont perdus jusqu’au petit matin à Salt Lake City. Un ramassis de gueules dépravées, éprouvées par une nuit d’ivresse à faire virer au vinaigre les vénérables visages de la vertu. Les puritains, les conservateurs qui pullulent dans la ville des mormons. Ventant le vice, la troupe vibre et ventile. Elle respire, elle n’a pas de but. Elle n’a que Le but. La plénitude libertaire dans une contrée suffisamment immense pour accueillir leurs pérégrinations, avec suffisamment de route à rouler pour leurs permettre l’addiction au mouvement. Il n’y a que le mouvement. L’anti-rotation terrestre, la lutte contre la gravité. L’anti-pesanteur, que le vif combat avec noblesse et couilles.

9h00 du matin, « son battement cardiaque s’emballe à l’idée d’y etre ».

Les vieilles roues de la tremblante Hudson abattent les kilomètres avec la vigueur d’un Cherokee face aux forces coloniales. Elles avalent le goudron avec la soif d’un docker Irlandais. La gimbarde fume de son vieux pot d’échappement les vapeurs d’un corps usé par un manque d’huile certain. Elle hurle de toute sa combustion son envie de conquérir le monde. À l’intérieur, ils sont 6 pour 5 places, Anaid conduit en chantant avec Ella Fitzgerald « That Old Black Magic » à tue-tête. À côté d’elle, l’Espagnol jette des mots avec frénésie sur le papier. Il est assis à l’envers, le dos contre le tableau de bord et les pieds sur le siège. Bonnie & Clyde sont derrière, Bonnie est assise sur le rebord de la fenêtre. Buste dehors, elle hurle son euphorie au monde ! L’Ours est de l’autre côté et affute son Buck, s’amusant à le planter sur le sol de l’Hudson, dont les cicatrices se pansent moins bien que les concepts philosophiques de l’Excuse. Ce dernier occupe le coffre et pense, la route défilant en sens inverse sous ses yeux. Il un mouvement retro-futuriste surpassant la linéarité temporelle. Il médite sur ce concept et pense à ce coucher de soleil sur l’Ouest. Et plus il y pense, plus cette idée au départ d’une absurdité sans nom, sortie tout droit du fin fond de l’esprit torturé de l’Espagnol, prend tout son sens salvateur. Il boit une rasade de bourbon. Il boit trop.

— L’Ours, tu sembles tendu comme une ficelle mesurant un mur, détends-toi !
— Je vais bien Bonnie, merci. Continue tes activités, ne t’occupe pas de moi.
— Allez quoi ! Rigole un coup franchement, tu te mors tellement les phalanges que je me demande quand est-ce que tu vas nous en servir une salade !
— Bonnie… N’insiste pas !
— Bonne laisse-le, tu n’es pas dans sa tête.
La voix douce mais autoritaire de Anaid a raison des taquineries de Bonnie. L’Ours ronge effectivement ses phalanges. Il les ronge depuis son retour de Corée. Ancien marine, le cauchemar de ses démons précédents semble peu à peu le consumer de l’intérieur. Récupéré à l’entrée d’un club de Chicago par Anaid, c’est une âme en perdition, au bord du précipice, prêt à entrainer avec lui le monde entier. Il a trouvé en elle une lumière, un phare guidant son rafiot usé à travers la tempête de sa vie. Un ancrage à ne plus quitter. Il repense au sang, il revoit la chaire calcinée, il ressent la mort. Il voulait se la donner. Aujourd’hui, malgré l’antipathie évidente qu’il éprouve envers un fêlé comme l’Espagnol, camé jusqu’à la carotide, la caboche remplie de superflu irradiant ses yeux de furieux, malgré tout cela… L’Ours se dit que ce coucher de soleil sur l’Ouest pourrait bien être l’ultime bataille à remporter sur lui-même. Que le beau l’emporte, que sa beauté prime sur l’ignominie que fut sa vie jusque là. Il y pense à ce soleil quittant l’horizon, il le visualise, il se dit que c’est ridicule mais son battement cardiaque s’emballe à l’idée d’y être.

13h00, « puissante, elle resplendira ».

Des forêts sont traversées, des grandes plaines arides, de la caillasse à perte de vue, des champs à perte de vie. La Hudson hurle jusqu’à la mort, poussée dans ses retranchements. Très certainement qu’elle aussi sera ravie de voir ce coucher de soleil sur la mer de l’Ouest. L’Excuse a pris le relai au volant, Anaid est allongée dans le coffre. L’Espagnol somnole sur la troupe. En fait, tout le monde est à plat. La nuit fut trop courte et l’idée d’atteindre Frisco avant le coucher du soleil commence à devenir bien plus saugrenue qu’auparavant. Heureusement, il reste suffisamment d’alcool dans le sang de l’Excuse pour rester éveillé et tenir la tire. Seul l’Ours derrière a les yeux ouverts. Il ne dort jamais, il n’en n’a pas besoin selon ses dires. Dormir, c’est se replonger dans ses hantises du passé et il n’en est pas question. Bonnie & Clyde rêvent également de ce coucher de soleil. Ils ont laissé derrière eux du sang, de l’argent, de la poésie et des couilles. Ils sont au paroxysme de leur essence. La pression retombe et ce qu’il leur semblait être n’est plus. Ils ne voient que le jour se coucher sur un horizon ensanglanté de débauche et de folie. Non pas qu’ils revivront, mais ils vireront vers d’autres voluptés de vies. Ils vivront !

Les kilomètres défilent, la frénésie du mouvement frappe.

— Vois-tu, Ô noble soleil, vois-tu notre essence fondre à mesure de ta progression linéaire ?
— Je sens que le soleil est la clé, l’Espagnol. Et je ne dis pas ça parce que je suis en train de le chasser au volant de notre vieille Hudson. Je le dis parce que je le sens. Parce ce que c’est la clé. Le soleil rayonnera à nouveau et alors, nous auront la liberté d’agir sur ce monde.

L’Espagnol reprend son maigre calepin et balance des notes à la va-vite. Anaid se réveille :

— Tu sais l’Excuse, plus les jours défilent et plus je me dis que notre existence là, telle qu’elle est, dans sa modestie et son humilité, sa folie et ses passions, elle marquera la vie de certaines personnes. Parce que personne n’aura connu une telle soif de liberté. Personne n’aura ressenti ces vibrations qui ondulent dans nos âmes et rythment nos vies.
— Qui pour la raconter ? Comment ? Peut-être bien que le diable nous aura emporté d’ici là !
— Justement, nous la raconterons parce que les seuls gens qui existent sont ceux qui ont la démence de vivre, de discourir, d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bailler ! Et puis, on a avec nous le nouveau Jack London, hein l’Espagnol ?

L’Espagnol regarde Anaid, assise entre lui et l’Excuse, qui a une main sur le volant et l’autre se balançant posée sur le rebord de la fenêtre. Anaid est rayonnante. Elle est l’âme de ce groupe. Son soleil. Elle brule, brule telles des chandelles romaines en pleine nuit, pétaradantes de vie et éclairant les âmes.

Leur trajet passe par les immenses plaines arides et rocailleuses du Nevada, gigantisme perdant les 6 baroudeurs dans l’élan les amenant au soleil. Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route. Bonnie se réveille et passe la tête par la fenêtre, la cuisante chaleur et le vent tournoyant fait rentrer dans ses poumons une fine poussière, synonyme de ruée vers l’or hydrostatique. Un doux parfum de bonheur sec et prometteur envahit son cœur. La route défilant sous les quatre roues, Bonnie sent venir la rédemption. Le sang froid deviendra chaud, le sans foi deviendra beau. Clyde à ses côtés, elle renaîtra. Puissante, elle resplendira.

17h00, « retrouver le vivant qui est en moi ».

Le ciel semble imploser en une multitude d’espoirs orangés portants au vent les âmes perdues de ces clochards célestes, en quête de lumière. Le soleil finit en douceur sa journée de labeur, ne semblant par vouloir quitter cette face du monde aussi rapidement que son devoir céleste ne l’impose.

Les rêves se mélangent aux espoirs, devant des lueurs les guidant au travers de la torpeur de leurs garces de vies. Ils s’étaient vite rendus compte, voyant leurs vies dansant devant eux que quoiqu’ils fassent, ils sombreraient. Alors ils avaient choisi la folie. Jusqu’à la mort de l’âme. Jusqu’au chemin de la rédemption.

L’Ours est au volant, forme massive dans un maigre fauteuil. En T-Shirt, la multitude de tatouages ornant son corps fait corps avec son cœur écœuré de la vie. Il roule vite, n’en peut plus d’attendre. Et défilent les bornes, et se délient les langues. L’Excuse, à côté de lui, boit une bière chaude pas encore profanée par les pilleurs de liqueur. Ces resquilleurs de liberté ne sont plus qu’à quelques heures du zénith de leur pèlerinage. Le Texas, Chicago, New York, West Virginia ou bien l’Alabama, ces terres de naissance qui les ont poussés vers la route, sont chacune un point de départ vers l’au-delà, le sacro-saint routard de cette génération de folie et de vie. Elles sont des points de départ du pèlerinage vers la liberté.
— Que vas-tu faire l’Ours ? Après le coucher ?
Venant de Anaid, la question aurait pu passer, mais la roublardise de l’Excuse pousse l’Ours à la méfiance.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Moi je pense me satisfaire d’un coucher sur l’Ouest, tous les jours. Voir un soleil nouveau rebondir au dessus de cette étendue d’eau chaque soir, avant de glisser de l’autre côté du monde. Dieu sait ce que Bonnie & Clyde feront après le coucher. L’Espagnol lui veut continuer le mouvement, jusqu’à se retrouver de l’autre côté, là où le soleil se lève. Il veut pourchasser le coucher, il en est obsédé.

— Il est possédé tu veux dire.
— Certainement, mais est-ce une mauvaise chose ?
Un silence comme réponse, l’Ours inspire un grand coup avant de lâcher :
— Non. C’est clairement le plus vivant d’entre nous, celui qui survole. Tu me demandais ce que j’allais faire après le coucher ? Je vais m’expier de mes pêchés, laver mes fautes. Et retrouver le vivant. Oui, je vais essayer de retrouver le vivant qui est en moi.

19H00, « la route, la route, la route. Et au bout, l’infinie ».

La Hudson traverse les forêts de Californie, portes d’entrées vers la lumière et la rédemption. « Il faut que le monde voit cela », se répète en boucle l’Espagnol, dans sa tête. Son mentor Mohali, géant du baroud, cœur de la liberté, conquistador de la paix, lui en avait parlé. Toujours. « Vas voir le coucher sur l’Ouest, et tout sera une évidence ». Mohali avait formé l’Espagnol au voyage et à l’écriture, et à la synergie qui se créé lorsque les deux entrent en contact. Il avait mis l’Espagnol sur les rails qui guideraient son esprit aujourd’hui, les rails du possible. Charlie Parker hurle sa frénésie dans son saxophone, au travers de la radio qui grésille à trop cracher de décibels. Salt Peanuts résonne et réchauffe les cœurs !

« SALT PEANUTS ! SALT PEANUTS »
« SALT PEANUTS ! SALT PEANUTS ! »

Les 6 chantent à tue-tête, répondent à Bird sur chacune de ses phases de saxo. Ils hurlent, ils débordent de vitalité. Ils sont puissants, ils planent au dessus de leur être, ils survolent le vivant de leur liberté absolue. Ils rigolent jusqu’à s’en décrocher la mangeoire, ils gueulent jusqu’à s’en arracher la pomme d’Adam, ils bougent jusqu’aux élongations. Ils vibrent jusqu’à l’agonie. Le salut est proche, il approche et accroche leurs tronches baroques de resquilleurs d’affranchissement.

L’allégresse, la légèreté, la philosophie, la poésie, le bourbon, l’herbe, la route, la route, la route. Et au bout, l’infinie.

22h00, « et alors ils comprennent».

L’Hudson, au sommet de la crête, fait face à l’immensité de l’océan Pacifique. Frisco apparaît sur la droite, dans le lointain. Il n’y a que du bleu, il n’y a que de l’espace. De l’espace qui remplit l’espace. Le soleil approche, lentement. Il savoure. Sa descente est éternellement gloire et majesté. Il vibre de sa puissance, de sa force, de sa chaleur. Il est l’énergie même, l’énergie n’est endogène qu’en lui et il la redistribue. Il est le divin.

Clyde est dans les bras de Bonnie, debout ils revoient le sang, ils revoient le chaos. Leur histoire défile à mesure que se couche la grande centrale. Ils pleurent aux larmes, s’aiment plus que la vie, ne doutent plus. Une force incroyable rentre dans leurs chairs, leurs muscles en tremblent. Ils se sont trouvés, ils communiquent entre eux comme deux arbres mêlant leurs racines, se partageant la terre, vivant l’un pour l’autre. Ils vibrent. Leur union fait rayonner la passion jusqu’au delà de l’horizon.

L’Excuse boit, mais il lui semble même que sa bouteille contient là quelques éruptions solaires lui enflammant les tripes. Il a joué avec sa vie jusqu’à en perdre la vie. Revenu d’entre les morts, le sang glacé, l’âme damnée, la filouterie touche à sa fin. L’apitoiement également. Il regarde ses amis, ses camarades du front, ses clochards célestes, il explose d’un rire nerveux, ultime soulagement d’un danseur face à la faucheuse. Il rit aux larmes, un torrent s’écoule de ses glandes lacrymales, il hurle! «HAHAHAHAHAHA»! Et gueule ces quelques mots : « Vivez, voyagez, baroudez, bénissez et NE SOYEZ PAS DÉSOLÉ BORDEL ! »

Anaid est assise sur le capot, à côté de l’Ours. Une sérénité immense envahit son cœur, une paix immense la fait planer à des milliers de lieux d’ici. Le soleil est à moitié couché, les lumières sont splendides, faites d’orange et de jaune et de rouge et de rose et de bleu. Ses battements cardiaques sont au plus bas, quasi nuls. Elle était la plus proche de cette plénitude vivifiante, lutteuse de haut vol face au patriarcat dominant et aux convenances réductrices de liberté, son apaisement nouveau est source de puissance qui rejaillit sur toutes les âmes renaissantes de la bande. Sereine, elle est. Elle vit.

L’Ours pleure, pour la première fois de toute sa chienne d’existence. Il ne ressent aucun mérite à ce sentiment de plein qui vient à sa rencontre. Il regarde Anaid à côté de lui et se rend compte de la force qui la compose. Aussi massif soit-il, il est finalement incapable de se tenir fier et accuse le coup d’un cœur bien trop fragile et bien trop fragilisé. Il doute de tout mais ressent ce besoin d’expier. Il regarde à nouveau Anaid et se rend compte qu’il n’a pas le droit de faiblesse. Il lève les yeux et observe ce soleil quasiment couché sur un océan d’un bleu sans pareil. Ce spectacle, il le comprend. « Et moi je dis que la seule vérité solide et digne de ce nom, c’est la beauté ! » a toujours répété l’Espagnol. Pour la première, l’Ours le comprend. Et ressent le beau.

Mais c’est l’Espagnol, carnet en main, qui semble le plus marqué. Sa quête touche à sa fin. À genou, il lève les yeux au ciel et aperçoit les premières étoiles scintiller sur la toile céleste, éclairée par un soleil qui disparaît derrière l’Océan. Mohali avait tout compris, il avait trouvé la paix. Il avait atteint la plénitude. L’Espagnol respire à grands poumons cet air iodé. Les arbres qui les entourent viennent capter cette beauté même, ils chargent leur cœur de vitalité jusqu’au lendemain. Ils ont conscience du temps, ils connaissent le beau. L’Espagnol ouvre ses bras et les tends, comme pour mieux recevoir lui-même cette essence vitale qui remplit les âmes de bonté et de liberté. Des larmes de bonheur commencent à couler sur son visage. Elles coulent sur chacun des membres de cette association d’âmes vagabondes, qui se sont retrouvées autour d’une même idée. Celle d’une rédemption solaire, céleste, éternelle et inévitable. Alors ils pleurent, ils revivent, renaissent et se trouvent. Ils sont puissants et forts, ils sont beaux. Et alors ils comprennent.

Le libre et le beau.

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