Journal de la fin de la fin du monde

NB : À lire en lien avec « Toss a Coin to your Witcher », issu de la série The Witcher que je n’ai pas vu – et de fait, son histoire ne m’a pas inspiré – et qui ne doit pas vous influencer dans la lecture. Cependant, je vous recommande la playlist de « Le dernier voyage de l’énigmatique Paul W.R. » de Romain Quirot en toile de fond du premier paragraphe.

Journal de la fin de la fin du monde

12 Quirinaire An VII – 21h36 – Canyon de Vezel

Ma Chevy Bel Air vient de me lâcher. Je savais depuis peu que le moteur ne tiendrait plus très longtemps en quittant le cratère du Bourdon, mais je ne m’attendais pas à ce qu’elle touche le sol si tôt. Il faudra poursuivre la route à pied, ce qui ne me rassure pas. Les elfes patrouillent les environs à la recherche du fils de Laïus, et je crois que le Loup Blanc est à mes trousses.

Il n’a jamais fait si chaud en plein hiver ; il y a bien longtemps qu’on s’est accoutumé à ne plus subir d’ondée en été, mais à cette saison, la sécheresse se fait de plus en plus fréquente d’année en année. Cela ralentit mon avancée, et bien que le Loup Blanc soit plus agressif avec la chaleur, elle l’affaiblit également. Je crois que je l’ai semé.

J’ai emprunté un chemin rocailleux et escarpé ; la hauteur me permet de contempler l’envergure du désert qu’il me reste à traverser : c’était autrefois un plateau luxuriant où s’étalait la richesse des vignes des grandes familles Ox dont le territoire parcourait jusque-là ; il n’en reste rien aujourd’hui, mais à l’horizon, la verdure m’indique que j’approche de la Vallée de Laïus. Je me suis allongé à côté d’un ancien autel d’alchimiste pour la nuit, et comme le veut la tradition pour éloigner les menaces, j’ai jeté un sou sur la table de pierre.

15 Téméraire An VII – 15h17 – Station-lès-Ox

La morsure du Loup Blanc élance encore mon bras, et ma mâchoire s’endolorit des coups que m’ont portés les elfes. À croire que la légende que chantait le barde était une prophétie. Je me suis arrêté dans une station service désaffectée où le guichetier m’a servi une bière, et je m’étonne encore d’avoir pu échappé à mes ravisseurs. Son échoppe n’avait semble-t-il pas évolué depuis que Divion IV, le descendant de l’antique seigneur du même nom, ne s’était accaparé le pouvoir.

Sur le comptoir de l’échoppe, on trouvait une statuette en porcelaine sur un napperon en dentelle ; des masques colorés de théâtre ornaient le mur à côté de la cheminée, et au lieu d’un foyer, un téléviseur allumé. Une coupelle en argent servait de cendrier, et des piques à escargot piqués dans un oignon, trônaient dans un seau de coquilles. Le journaliste, dont la voix grésillait dans le poste, racontait :
« Les eaux continuent de disparaître de leur lit pour refluer autour de la vieille école d’alchimie ; la vallée n’a jamais connu une telle sécheresse…! ».

Le tavernier, du nom de Vilmer, m’a alors lancé :
« Il paraît que le fils de Laïus doit venir pour nous sauver de ce pétrin »

Je l’entends encore marmonner, répétant inlassablement l’insurmontable sacrifice qu’aurait à affronter cet homme providentiel, un discours teinté d’un pessimisme grandiloquent, car Laïus a

foulé ces terres de ses pas il y a bientôt 3000 ans « M’étonnerait bien que son rejeton apparaisse… ».

Il parlait d’une voix lancinante, désabusée, désespérée, mais de ce voyage, c’est son regard qui m’aura le plus marqué, trahissant l’identité qu’il venait de me décliner. À la fois espoir. À la fois méfiance. À la fois crainte. Et il n’avait pas tort : il n’était pas évident d’être le fils de Laïus ; beaucoup d’attentes faisaient peser une lourde responsabilité sur les frêles épaules d’un jeune sorcier qui n’avait pas su marcher dans les pas de son père. Vilmer poursuivit à demi-mot :
« …et quand bien même il viendrait, oserait-il accomplir son devoir ? ».

Je ne doutais pas qu’il s’adressât à moi. Et peut-être raisonnait-il triomphalement, avec lucidité. Après tout, c’étaient les habitants des Neuf Provinces qui avaient remis Divion sur le trône, pourquoi alors les secourir ?
« Pauvre garçon. Étrange destin celui de rendre une terre exempte de vices à ceux qui l’ont vicié… ».

Je me suis levé, prêt à quitter l’échoppe. Vilmer n’a plus rien dit après que j’ai jeté un sou sur le comptoir.

1er Philosophôse An VII – 00h00 – Le fleuve éphémère de la Tnou

Je suis arrivé devant le fleuve : là, devant mes yeux, ruisselait la confluence de toutes les rivières et les cours d’eau du pays, confisqués par ceux qui profanaient l’Ecole de mon père, dans cette vallée où il est né : là où tout a commencé je me devais d’y mettre un terme. De la dense verdure des jungles étouffantes du cratère du Bourdon, jusqu’aux champs d’or et de charbon du canyon de Vezel, et des brunâtres récoltes des vignes des Ox, la fraîcheur et la pluie qui frappaient cette petite localité de la Tnou faisaient profiter la flore d’une luxuriante diversité et d’une étonnante richesse. Des salicaires traditionnellement pourpres, l’enchantement les teintaient d’orangée, et d’une taille décuplée ; les scrophulaires se dotaient d’épines, les lycopes ondulaient, les pulicaires rayonnaient d’une fluorescence émeraude. Quant aux épilobes et aux renouées, anormalement démesurée, tachetées de sinople, de cyan et de fuchsia, leurs pétales se disséminaient sur le chemin comme un tapis végétal : la Vallée de Laïus m’embrassait, me séduisait pour me distraire sans doute, se parant de couleurs agréables, de parfums exotiques, pour me souhaiter la bienvenue. Le spectacle qu’offrait le panorama était d’une splendeur telle que mon regard en fut émerveillé, de la plus vive sensation depuis le début de mon voyage : La nature était belle ici, mais elle n’était pas nature, ce qui me persuada d’intervenir.

À tous les perplexes, je leur dis que j’exécute l’impossible, un dernier voyage pour sauver la vallée de Laïus et ses habitants, et au-delà. Je ne sais pas ce que je trouverai de l’autre côté de la rive, mais je suis assuré de ne pas la franchir une seconde fois.

Un canotier approche sa barque de la berge. Lentement, je me laisse apaiser par les flots qui font tanguer cette coque de bois. Cette chaloupe, bercée par les eaux limpides de tout un monde, exulte d’un chant de bienveillance, m’embarquant pour cette dernière traversée, s’éloignant du rivage alors que je venais de lancer un sou au passeur.