Instant T

Il y a des instants T « forcés », ceux qui doivent raconter quelque chose. Et il y a les purs, issus de la littérature de l’instant, terrain de jeu de Kerouac. Celui-ci en est un. Paris, 22:44. Ligne 8 direction Balard. 13 stations pour remonter jusqu’à la Madeleine où je change pour la 12 direction Aubervilliers. Le métro, cette cosmopolité urbaine à l’extrême. Le gars en face de moi, costard bleu et montre à bracelet cuir marron ne me lâche pas du regard. Se demandant ce que je fait. Il est pourtant accompagné par une belle femme, jeune et aussi bien habillé que lui, à coût de trench-coat Burberry. Debout À l’Aube dans les oreilles, musique nocturne urbaine par excellence. Les vers de Deen Burbigo rythme ma plume. Un gars habillé en vendeur de cigares cubains rentre, chapeau, pantalon blanc et costume croisé. Arrêt République, carrefour des transporteurs sous-terrains, vers de terres mécaniques creusant à l’infini pour éviter que l’on ai à le faire. Tout le monde sort, tout le monde rentre. Deux mégères blondes, la cinquantaine, refond le portrait à tous les passagers, moi y compris. Je les comprends, oreillettes en train de taper à toute vitesse. L’instant T numérique qu’elles ne peuvent pas deviner. Un beau jeune couple rentre avec une poussette de compet’. De la marque McLaren d’ailleurs. Ici, le sol est tacheté de tous ce que les gens ont ramené sous leurs groles. Les portes taguées à la clé ou à de la peinture qui dégouline le long des ouvertures en zinc. Les mégères déposent un magasine people qui ne mérite rien d’autre que d’essuyer les tâches du parquet plastifié, mais le vendeur de cigares ambulant le récupère et le lit. Pas perdu pour tout le monde. Arrive la station Madeleine, changement de ligne à travers des couloirs blancs couverts de grandes pubs culturelles pour la plupart. Étant en transit entre deux stations, j’arpente des couloirs proche des pissotieres seul, personne devant moi, tout le monde derrière moi. La sureté de la RATP discute tranquillement ce soir, une nuit paisible pour eux, la ligne 12 est loin d’être la plus sulfureuse. Nouvelle place assise disponible, ma bonne étoile. « Tout est fait pour que tu ne penses pas trop, baise, va taffer et prend ta dose » me balance Deen dans les oreilles, alors qu’une jolie jeune fille, mon âge, assise devant moi a le regard d’un boxeur après un ko. Un zombie. Encore 8 stations avant d’arriver à destination. Un semblant de tolard Sud-Americain, une sirène à poil tatouée sur l’avant bras parle avec douceur à un pote. Les stations se succèdent, tels des flashs dans une nuit infinie. Je pense aux chauffeurs, véritables taupes des temps modernes. Sortir du boulot doit leur faire l’impression de sortir de taule. Le gars à ma gauche doit en savoir quelque chose. Un petit vieux chinois à ressemblant furieusement au milliardaire Jack Ma, fondateur d’Alibaba. Sauf dans les vêtements. Station Pigalle, ancien QG des désirs les plus fous, vestige d’un monde plus innocent et pourtant plus libertaire. Encore deux stations, 10 minutes de marche et le lit s’offre à moi. Histoire d’un trajet ponctuel, ponctuel ici mais pourtant quotidien pour 10 millions de personnes. Le métro, lieu de perdition des survivants du XXIeme siècle. Debout À l’aube toujours dans les oreilles, véritable hymne à cette survis misérablement confortable. Le métro, un voyage dénaturé, un mouvement automatisé dans les esprits. 23:10, station Jules Joffrin. Mon terminus.