« On a touché capitaine !
-Law ! Surveillez la quille. Turing, au gouvernail, on bloque à bâbord. Caroll bouge-toi couillon ! »
Son nom prononcé lui fit une sensation similaire à un électrochoc ; il ouvrit les yeux dans une nausée qui comprimait son visage et ses pensées. Sa perception était encore très floue, rythmée par l’incessant ballet des lumières rouges clignotantes, le signal d’alarme avait été lancé. Titubant, mais non sans volonté de se rendre utile, Caroll se releva : seul son nom avait été énoncé, mais il ne savait que faire, alors que le capitaine Cooper hurlait des ordres à s’arracher les cordes vocales.
« Gillian, Hand et McGill, inspection à la chaufferie ! Où est Taylor ? Blutch, au pont, mesure et sondage des fonds. Lamarck, Fletcher et Osborne, assurez les écoutilles : on verrouille les compartiments inférieurs, sauf l’accès au cellier… »
Caroll cherchait les jumelles, car Cooper semblait ne plus penser au nid-de-pie ; un malaise envenimait sa démarche louvoyante, comme s’il devait assurer par procuration le tangage du bâtiment, qui semblait ne plus que dériver au fil de l’eau. Le braillement du capitaine ne causait que plus d’affronts à ses maux, un sifflement suraigu et soutenu sonna sa cervelle, et ses yeux se permirent de se fermer sans son autorisation, feignant fuir le fol affairement des loups de mer. Puis un brusque chambardement stoppa net la progression du vaisseau dans une cacophonie de tôle déchirée, Caroll fut projeté contre une paroi qu’il ne pouvait deviner, tant sa conscience était déjà ankylosée : elle s’endormit sur l’instant.
Quand il se releva de ses vapeurs, Caroll ne reconnut pas immédiatement la pièce : ce fut comme si elle avait été renversée sur le côté, il était d’ailleurs allongé le long de la porte, et la terreur le prit s’imaginant vaciller dans le vide s’il osait la déployer. La porte qui lui faisait face nécessitait de grands efforts pour l’atteindre, le vantail ouvrant sur le plafond. L’atmosphère du cockpit était lugubre et relevait de cauchemars psychédéliques, tant les lumières rouges de l’alarme perpétuelle faisaient osciller les murs, et le panachage de son clignotement suintant réveillait les migraines, jouant avec les gouttes des nombreuses fuites, donnant l’impression qu’elles quittaient le sol pour rejoindre le plafond. Plus loin dans le fond de la salle, l’équipage s’était installé sur une table fraîchement arrangée, de manière à se confondre parmi l’importante tuyauterie qui parcourait les murs, désormais le sol. Boitant pour les rejoindre, il entendit la tonitruante voix d’Osborne :
« Tiens ! Caroll se réveille !
-Ferme-là Osborne, rugissait Cooper, bon. Comment ça se présente Lamarck en bas ?
-Boarf, les compartiments inférieurs sont totalement inondés, mais on a réussi à préserver le cellier, la chambre froide et l’infirmerie.
-Hum, grogna Cooper en réponse. Les fonds ça donne quoi ?
-Trente nœuds, on n’a jamais vu une telle profondeur si près du littoral ! détailla Blutch de sa voie doucereuse.
-Le problème cap’, poursuivit McGill, c’est la chaufferie. J’sais pas trop c’qu’il s’passe : les moteurs ne sont pas endommagés, j’dirais même qu’ils roulent bien, mais j’ai un mauvais pressentiment, ça sent pas bon not’ histoire-là. Pi la poignée est pleine d’une sorte de substance bleu-vert, comme une peinture à l’encre. J’vous l’dit ça m’inquiète, l’ennui c’est que c’est la seule issue vers l’extérieur, par l’issue de secours.
-Il faudrait être dingue pour passer là-bas, arguait Taylor
Caroll écoutait mais ne comprenait pas, il demanda :
-Blutch est bien allé sur le pont pour sonder, on peut sortir par-là, non ?
-Bon qu’est-ce que tu veux Caroll, rageait Cooper, tu veux déserter ? On a besoin de tout le monde pour arriver au port. Hand dans combien de temps on peut espérer arriver au port ? -Demain sans problème, répondit Hand, y a juste la cale inondée qui va peser un peu.
-Très bien, conclu Cooper, alors on se calme et on relance les machines…
-Avec le bâtiment sur le flanc et la quille en l’air ? coupa Caroll.
-Ferme-là Caroll, dernier avertissement. Trêve de bavardages : Gillian, tu fonces au cellier ».
Caroll patientait ; une rage l’envahit, tant il ne comprenait pas pourquoi Cooper s’entêtait à vouloir poursuivre la route alors que le bateau n’était plus à même de voguer. Ce qu’il comprenait encore moins, c’était que l’équipage semblait suivre le discernement du capitaine. Lentement, un léger grincement se répandait le long de l’acier qui ondoyait et qu’un rivetage trop fragile ne put que constater la longue souffrance de l’épave. L’accès aux cabines n’était plus fréquentable, et les onze matelots durent agencer leur espace pour se reposer tranquillement jusqu’à ce que la penture de la porte du plafond s’agitât : Gillian apparut dans l’embrasure. On dût lui apporter une échelle pour qu’il puisse rejoindre l’équipage, mais du cellier il ne rapporter qu’un sac de pomme.
« C’est horrible ce qu’il se passe en bas… ou en haut, je ne sais plus, avertit Gillian.
-Qu’as-tu vu ? Interrogea Turing.
La tension montait d’un cran ; Gillian posa un regard noir sur le barreur, qu’il tenait responsable de la situation, pour qui il attribuait la folie qu’il avait vu.
-J’ai marché sur un nuage, répondit-il de ces voyelles arrachées que ses mâchoires crispées découpaient, j’ai pénétré une brume, et lorsqu’elle s’est dissipée, tout ce qu’il y avait, c’était comme des hautes plantes, qui poussaient sur la tôle.
Il s’interrompit pour prendre une grande inspiration : tous les marins du navire s’accrochaient avec attention à ses mots.
-Alors, j’ai sorti ma machette, et j’ai voulu trancher tout ce fourbi, mais c’est comme si ma lame passait au travers, et rien n’était coupé. J’ai tellement cru à un mirage, que j’étais prêt à tester ma lame sur ma nuque, à m’assurer du fil du couteau.
-Soit ! lança Fletcher. Au moins, on a de quoi manger. Je me propose pour y retourner tout à l’heure.
-Non, rétorqua le commissionnaire, car vers le cellier, j’ai entendu des murmures, je veux savoir ce qu’il en est.
Cette première collation rongea de silence le climat ; la lumière rouge qui continuait d’animer les murs de la baignoire de son rayonnement transformait les visages de ses comparses. Taylor, à qui Caroll faisait face, reflétait de ces jeux de lumière rubinée un visage démoniaque, un rapace ; ce mousse qu’il avait toujours connu l’effrayait désormais. Puis un claquement craquelé résonna dans la pièce, laissant la lumière s’évaporer dans un pétillement incandescent.
Dans un geste relevant de l’inconscient, les douze lampes torches de l’équipage animèrent l’obscurité d’une pluie de constellations « Quartier libre pour qui peut ! Law, Caroll et Fletcher, si vous voulez bouger, c’est le moment d’apporter vos lumières au disjoncteur » rugit Cooper. L’ordre ne se fit pas attendre pour s’exécuter : le soleil ne se faisant que peu présent dans la carlingue du rafiot, il s’apprêtait à se coucher, et la situation tremblotante de l’équipage n’invitait pas à rester sans éclairage. Mais le récit de Gillian n’enchantait
aucunement les trois missionnés, aussi l’ascension de l’échelle jusqu’à la porte d’en haut résonnait comme une balade vers l’inconnu.
Ce qui était la veille encore un couloir étroit et très haut était désormais un large sas bas de plafond dont les tôles peintes miroitait régulièrement les halos lumineux de leurs lampes. Son parcours n’était pas juché d’obstacles particuliers, mais obligeait les trois marins à progresser accroupi. La lourde porte qu’il fallait traverser se trouvait également au plafond pour accéder à l’escalier : Law, qui – du fait de la faible hauteur pour se mouvoir – ne pouvait compter que sur lui-même pour l’entrebâiller, dû se résoudre à puiser dans le peu d’énergie qu’il avait pour parvenir à ses fins ; la “descente” des escaliers était une gageüre d’une autre nature encore, les marches étant désormais sur le mur qui jouxtait leur avancée. Auraient-ils pu jamais imaginer que le simple métal tubulaire qui servait jusqu’alors de rampe serait en cette circonstance la seule surface accueillant leur pas, perdu dans ce vide qui ne posait encore de problèmes lorsque la coque était à l’endroit.
« Je me sens quelque peu désarçonné en cette configuration, mais il suffirait de “remonter” le corridor pour atteindre le disjoncteur, annonça Fletcher
La tâche s’avérait déjà assez ardue qu’il fallut en plus s’afférer avec un luminaire ; la solution envisagée fut d’en ranger une sur les trois. Et lorsque deux éclairages dévoilaient l’ascension du premier varappeur, par un jeu de relai celui-ci éclairait la montée du deuxième grimpeur, imité par celui qui patientait plus bas. Ce dernier progressait alors que les deux autres l’attendaient. Et ce qui aurait dû n’être qu’une avancée de quelques secondes se convertit en un labeur de plusieurs minutes. Le passage avait été en partie sillonné que Law, qui occupait la cordée terminale, questionna :
-Lequel de vous deux respire si fort ?
Caroll s’interrompit, alors que Fletcher était en train de grimper : les mots de Gillian lui revint en mémoire “j’ai entendu des murmures”, et comme s’il eut besoin de support pour mieux entendre, il perçut un ronflement rauque qui venait de l’extrémité du couloir. En relevant sa torche, même s’il voyait mal, il perçut une ombre, herculéenne, que la galerie enrobe, une monstrueuse apparition qui les observait, et soudain s’agita en leur direction “Grouillez-vous” susurra Caroll. La bestiole était véloce, ingambe, et n’eut d’autre mal que la bassesse du couloir pour les rattraper. Les trois aventuriers surent se tenir suffisamment averti pour dévier de leur objectif, et rejoindre la première ouverture qui assurerait leur échappatoire. Une fois la manivelle rabattue, le système verrouilla le battant : l’issue était cadenassée ; le trio abandonna son rituel d’échange rutilant pour avancer avec plus d’empressement, plus pour fuir la menace que de retrouver un nouvel accès au commutateur. Au détour d’un énième couloir, le choix fut vite fait : soit grimper pour remonter l’aile bâbord du bâtiment en direction de la poupe, soit constater avec véhémence l’avancée de l’inondation des cales. Une nouvelle fois, la plomberie s’avérait d’une aide précieuse pour poursuivre la mission, quand un tamponnement résonna depuis la porte qu’ils venaient de fermer ; plus encore, un crissement plaintif faisait vibrer la carcasse de métal, comme si ce qu’il restait du rafiot venait de glisser sur une vingtaine de mètres, pour se stopper dans un tremblotement plus sévère. La chose quant à elle cognait de plus belle, et la mélodie des rivets chutant se rapprochait de leurs oreilles. Les bras de Caroll s’arquaient de douleurs brûlante dans les bras, et sans doute ces malheurs seraient plus lancinants s’ils n’étaient pas aveuglés par l’inconditionnel désir de fuir. Mais dans un bris de verre et un bruit de fer, la bestiole apparut à nouveau derrière eux, et les contactait tant qu’elle s’empara en peu de temps de la jambe de Fletcher en le tirant un peu plus vers elle. On ne saurait imaginer quelle angoisse ait pu s’emparer de l’otage de cette poigne dantesque, ni la virulence qui anima ses attaques qu’il portait de son pied libre à la figure du monstre qui, à force de heurts, lâcha prise et disparu dans les remous.
Quand Caroll revint dans le cockpit avec ses deux acolytes, la pièce était de nouveau rayonnante, mais les mines de l’équipage étaient bien sombres.
« On a retrouvé Gillian vers le cellier, sa tête n’était plus sur ses épaules, déclara Hand.
-L’un de nous a forcément fait ça ! jugea Osborne.
-Ou alors, proposa Lamarck, il a mis en pratique sa théorie.
Un silence s’installa, comme un recueillement, brisé par Cooper “Turing !”. Le dénommé barreur était interloqué, sans comprendre cette soudaine accusation. Le capitaine poursuivit :
-Montre-nous ta paume.
Turing ne dit rien ; il dévisageait chacun des membres de l’équipage avec un sourire gêné, en se défendant :
-Non, je n’ai pas… -Montre-nous ta paume !
Une agitation rythmait ses membres ; il dévoilait sa main et offrit sa paume à la vue de chacun, parcourut par une longue trace d’encre bleue.
-Ceci, poursuivit Cooper, est la marque de la chaufferie. Ceci est le signe de la désertion, et cette transgression est punit à la planche.
Blutch se débattait avec la porte à côté de laquelle Caroll s’était réveillé quelques temps plus tôt. Quand il parvint à désamorcer son verrou, un air frais caressait les visages innocents des matelots qui voyaient leur ami amené à une sentence irrémédiable. Cette porte, d’aventure, ouvrait sur le pont, parcouru par un long bastingage, mais étant donné la disposition du navire, elle s’offrait une immense vacuité que la nuit avalait. Turing avait beau lutter, il fut traîné vers cette ouverture, c’est là qu’il disparut. Alors Cooper reprit, pendant qu’on refermait la porte : -Je voudrais clarifier la situation : quiconque tenterait de quitter le bâtiment depuis la chaufferie serait coupable d’abandonner notre mission au profit d’un égoïsme ridicule qui feint toutes les lois de bonne conscience. Désormais j’inspecterai toute les heures vos paumes : si vous tentez de vous échapper, cette trace d’encre démasquera votre forfaiture. Si ainsi vous êtes “paumés”, vous connaitrez un sort similaire à notre regretté Turing. Cette disposition prend effet maintenant ».
Le soleil s’était couché depuis un moment, et la ténèbre régnait du pont à la carlingue ; Caroll était dubitatif quant au sort de Turing. Avait-il quelque chose à voir avec la fin tragique de Gillian ? Avait-il découvert quelque chose ? Voulait-il réellement s’enfuir ? Effectivement, avec ce qu’il se passait à bord, personne n’aurait voulu persister dans cet état troublant ! Mais Cooper n’était pas dans son état normal, et il valait mieux ne pas l’énerver. Le mieux, semblait- il, c’était d’attendre que l’équipage reprenne ses esprits, qu’il se rende compte que le navire resterait bloqué ici. Alors que tous dormaient, une nouvelle secousse bouleversa la coque, poussant la carène à dériver sur encore quelques dizaines de mètres. Comme tous s’étaient levé en sursaut Cooper annonça qu’il voulait inspecter les paumes de chacun. Par chance, personne ne portait la trace sur sa peau ; Blutch annonça au capitaine “Nous sommes passé à 24 nœuds de fonds, nous sommes revenus à une profondeur habituelle”. Le sommeil reprit, mais cette intervention de Blutch ne rassurait pas Caroll “Allons bon, voilà qui ne va pas calmer le cap’taine”. Comme Cooper l’avait annoncé, ce rituel de la paume se répéta à plusieurs fois
durant la nuit, et chaque réveil sonnait comme une douloureuse nouvelle ; chaque matelot traînait son corps assoupi autour de la table empotée, posait un point ferme, mais de plus en plus lâche à mesure que les secondes passaient, ressentant comme une amusante douleur dans cette poigne encore molasse. Une première tablée routinière, puis une deuxième, une troisième. La quatrième messe de la nuit laissait découvrir la fameuse marque bleue sur une paume blanche, musclée et tremblante : les regards remontaient ce bras jusqu’à parvenir au visage ; Fletcher restait impassible, tellement il était exténué. Alors que Blutch ouvrit la porte, amorphe, McGill et Hand s’emparèrent du déchu sous les épaules. Sans un bruit, sans un mot, sans presque un battement de cils, Fletcher disparu à son tour par l’antre de la nuit. Toujours assis à table, Taylor avait le visage creusé de fatigue, au niveau des joues, et ses orbites étaient cernées d’un far sombre, les yeux rougis de somnolence, il tourna son regard en direction de Caroll, la bouche entrouverte, laissant percevoir une nouvelle vision démoniaque. Un nouveau claquement électrique indiquait que le groupe électrogène venait de lâcher, mais aucun ne fut en mesure d’aller réparer la faille.
Pour autant, Cooper envoya Blutch, Lamarck et Osborne au disjoncteur, les autres s’endormirent, et dès qu’ils disparurent de la porte du plafond, ce fut comme un retentissement que Caroll se remémorait, assenant son esprit de vilains coups quand ses souvenirs redessinaient les contours de la bête qui les avaient poursuivis, cette masse velue et cornue, tellement imposante que le peu de lumière que pouvait refléter le couloir était totalement filtré. Mais quelque chose l’intrigua, car en y réfléchissant bien, la condamnation de Fletcher survint après avoir été la proie du monstre : était cela qui l’avait poussé à fuir ? Caroll ne put s’empêcher de penser aux trois gars qui devraient affronter le colosse dans les corridors de l’épave. Ces pensées envenimaient son être d’un malaise qui le tourmentaient, qui risquaient de contenter sa paresse s’il ne parvenait pas à dormir, sachant que le capitaine les réveillerait très bientôt pour inspecter les paumes ; un “tu dors ?” surgit soudainement. Croyant que c’était Taylor – ce type est vraiment flippant – Caroll se retourna : Law était discret et attentif, susurrant pour s’assurer qu’aucun zouave ne s’insurge. Il poursuivit :
-Ecoute. Cooper a complètement perdu la raison, on ne peut pas le laisser nous malmener de la sorte. J’ai besoin de mutins pour m’accompagner, et je ne peux compter que sur Lamarck et Osborne. À nous quatre, on est en infériorité numérique, mais eux deux sont les plus forts de l’équipage, et je pressens que nous sommes les plus sains d’esprit de la troupe.
-Tu veux t’en prendre à Cooper ? s’inquiétait Caroll.
-Il faut juste l’écarter le temps de prendre la décision de quitter le navire : il faudrait qu’il comprenne que la situation n’est plus tenable, mais on ne pourra le raisonner si on ne se repose pas plus, on va tous devenir dingues.
-On ne peut pas simplement s’enfuir par le pont ? Blutch sort régulièrement pour mesurer les fonds !
-Oui mais Blutch verrouille la porte après chacun de ses passages ; et tu as bien vu avec Turing et Fletcher qu’il n’y a qu’un moyen de passer par là !
-Et par la chaufferie ?
-Oublie cette option.
Le vantail supérieur vibra : Blutch dévala l’échelle en premier, suivi de Lamarck, Osborne tarda à rattraper les deux autres. Alors que le premier regagna sa paillasse, le deuxième rejoignit Law et Caroll :
-Alors, il est des nôtres ? chuchota Lamarck à Law.
Law arborait un visage gêné, et Caroll comprit que la mutinerie avait déjà commencé. L’esprit révolutionnaire de Lamarck s’était réveillé devant la proposition de rébellion : sa lucidité ne s’était égarée dans les tréfonds des alinéations, car elle répondait encore à ses instincts. Osborne vint vers eux :
-Blutch, ce mec est taré !
-Oui c’est vrai, poursuivit Lamarck, il l’a étranglé en affirmant que c’était Osborne le monstre, pendant que je réparai le système électrique. On l’enferme, on récupère sa clé et on s’échappe de ce maudit rafiot.
-Bonne idée, continua Law, ou alors on prend à partie Cooper et on s’empare du commandement !
Osborne marquait un silence chagriné et relevait vers les révolutionnaires une mine sinistre :
-J’ai confiance en cet échappatoire, mais vous devrez vous passer de moi car je prends la suite de Fletcher ».
Il desserra les doigts de sa paume qu’il tenait jusque-là fermement contractée, comme un nœud d’amarrage souqué, pour dévoiler une longue tâche azur au creux de sa main. Lamarck souffla “j’ai essayé de l’en empêcher”.
La lumière se ralluma, Cooper cria dans la pièce pour inviter le reste de l’équipage à dévoiler sa paume. Chacun reprit place autour de la table, posant sa main sur la surface terne du plateau verdâtre ; Caroll n’approuvait guère l’idée de se mutiner ; il y voyait malgré tout un moyen d’éviter cette morbide solennité. Et si Osborne se voyait affublé de cette douce insulte qu’est le paumé, les espoirs d’en réchapper s’amoindriraient. L’éclairage fatigant et agressif du néon clignotant qui les éclairait d’une lumière zénithale traçait sur les visages les crânes horrifiques d’un conclave qui décidait du prochain sacrifice. Caroll sentait son pouls s’accentuer, et alors que Hand et McGill avait affiché leur innocence, Lamarck se souleva :
« C’est pas vrai, Cooper, regarde toi ! Honores-tu ton équipage à installer ce climat de méfiance à son bord ?
-Contente-toi de montrer ta paume Lamarck, jeta Cooper, sans autre forme de réponse.
-Tu peux pas t’arroger des droits comme ça ! Ce commerce décline en calvaire ! insista Lamarck.
-Montre ta paume à l’équipage, ordure.
-Non.
Le capitaine pointa une arme sur Lamarck, ce qui ne manqua pas de provoquer l’étonnement autour de la table, et d’arracher un rire suffocant à Taylor.
-T’es paumé Lamarck ? Montre ta paume ou je t’envoie rejoindre Gillian !
-Parlons-en de Gillian ! Il est toujours à côté de la chaufferie, et tu ne fais rien. Tu te contentes de donner des ordres, tu montres du doigt les déserteurs, mais tu ne fais rien, et on n’a jamais vu ta paume !
Le débat devenait houleux, et on craignait qu’un malheur n’arrive alors que Cooper s’énervait :
-Moi je suis le capitaine ! On arrive demain au port mais une partie de l’équipage ruine nos espérances, alors montre ta paume Lamarck, dit-il en armant le chien.
Lamarck lâcha la tension de sa poigne et découvrit une paume immaculée, ce qui eut pour effet de détendre le bras de Cooper, écartant tout danger.
-J’attends tes excuses Cooper, lança Lamarck en crachant, et va t’occuper de Gillian si tu veux bien soigner tes matelots ».
En plein milieu de la nuit, les alarmes s’étaient relancées, mais ce qui passait pour une nouvelle cause de dérangement passait pour les officiers de la mutinerie un répit : alors que Cooper était parti à la chaufferie, débarrasser le couloir du démuni Gillian qui gisait là depuis la veille Hand, McGill, Blutch et Taylor dormaient, d’un sommeil qui remerciait les grâces de Cooper d’avoir suspendu l’inspection des paumés. “Vas-y Caroll, c’est à toi de t’en occuper. Il ne se doutera de rien avec toi !”.
Caroll approcha de timides mains de l’épaule de Blutch qu’il secoua calmement. En se réveillant, sa face semblable à un équidé, s’animait des lumières rouges des alarmes, déformant ses joues en une mâchoire carnassière. Un large bâillement laissait voir ses grandes dents, ses yeux ronds s’ouvrirent et acceptaient son réveil. Il se gratta la tête dont le crin retombait lascivement sur son front. “Blutch ! J’ai vu Lamarck et Osborne partir vers la chaufferie” déclara Caroll sur un ton théâtral presque convainquant. Blutch rétorqua :
-Ils peuvent pas s’enfuir, Cooper nettoie Gillian.
Law contraint Caroll à improviser, d’un coup de pied dans les côtes : -Je crois pas qu’ils veulent s’enfuir, lâcha Caroll, sous le joug de l’inquiétude. -Bon sang ! Il faut réveiller tout le monde !
-Euh…peut-être pas…il faudrait d’abord jeter un coup d’œil.
Blutch tendit sa longue oreille ; non pas qu’il se méfiait, mais il a toujours considéré Caroll comme un lâche :
-J’espère que tu ne me lèves pas pour rien.
Law avait déjà ouvert le sas ; Blutch grimpait frénétiquement l’échelle jusqu’à rejoindre celui qui le précédait. Mais Caroll, au moment de passer la tête au-delà, se remémora son expédition dans ces couloirs, quelques heures plus tôt. Il se bloqua. Blutch, comme pour souligner l’évidence, souffla en remuant sa tête d’âne puis suivit Law qui lui indiquait le chemin. Caroll, toujours en haut de l’échelle, le regard vissé sur l’intérieur du cockpit, gardait une attention aux sons qu’il percevait : un gargouillement grégaire gargarisait cette trachée de métal, alors que le chuintement charismatique des parois calquait son rythme sur le murmure de la bête qui lui parvint en écho. Un bruit étouffé bruissa soudainement, laissant place ensuite à sa musique naturelle. Si le plan avait été suivi, Blutch venait d’être assommé. Aussi, Caroll retourna se coucher, s’installant sur son vieux manteau.
Il n’eut le temps de véritablement se reposer : l’épave, à nouveau, se prit de glissement, en crissant d’un vrombissement tellement long et rocailleux que toute la structure tremblota, puis se stabilisa si vite que tout ce qui n’était pas accroché à l’habitacle se retrouva propulsé sur le côté. L’échelle dévala en un titillement éclatant, un son à embuer l’ouïe. Quand la situation se calma, Caroll entendit un tintement de clef “ils ont réussi !”, il fit volte-face sur son matelas de fortune, mais aperçut Taylor. Il avait l’apparence d’un jeune homme, la voix d’un enfant, mais cet air volatile s’enfuyait lorsqu’on l’écoutait parler :
-Je crois que tes potes vont avoir des ennuis, il souffla un instant avant de reprendre d’un air sarcastique, tout en agitant les clés de Blutch : Faut pas parler trop fort quand on complote ».
Il poussa un gloussement ; Cooper était là, il avait dû revenir durant son léger sommeil. Le reste de l’équipage arrimait son regard sur la porte du plafond ; cette apparition baignant de cette lumière sanglante était pareil à une assemblée d’illuminés, larmoyant devant un miracle à venir. Law passa sa tête par le sas, mais repartit aussitôt, voyant que l’échelle, brisée, ne pouvait lui venir au secours. C’est par une corde improvisée, composée essentiellement de tuyauteries, que les trois revinrent dans la passerelle, au centre de toutes les attentions. Lamarck exténué, tomba au sol ; Cooper lui tendit la main pour le relever, mais se saisit de son poignet lorsque Lamarck tendit son bras en réponse. C’est presque en lui tordant l’avant-bras que Cooper dévoila la tache bleue de sa paume. Il leva son autre main, comme une riposte à son attaque, pour dévoiler une paume impeccable. Taylor se redressa alors et s’en donna à cœur joie pour déverrouiller le vantail, et dévoiler l’embrasure de ce nouveau monde. Lamarck était plus fort, et l’amener au bord du précipice s’avéra plus délicat, jusqu’à ce qu’Osborne levant sa main barbouillée de bleu, en guise de sacrifice, pensa sauver la vie de son ami, au péril de la sienne.
Cooper aiguisa son rictus, et après avoir violemment bousculé Lamarck dans le vide, attrapa Osborne pour faire de même, allant jusqu’à écraser ses doigts, éclatant l’assemblée de sa rage, pour qu’il lâche prise et vacille à son tour.
Le silence était revenu dans la cabine, et les matelots avaient de la place pour dormir. Pourtant, la sirène envoûtait la somnolence de Caroll : il ne semblait n’y avoir plus aucun espoir, maintenant que les rebelles étaient en sous-effectif, face à la dinguerie qui consumait le discernement du capitaine et d’une partie de l’équipage ; tous ces fiers matelots, ses frères d’eau, avaient été jeté à la planche dans une divagation totalitaire, et parmi eux les plus compétents des marins qui puissent voguer, et cette porte du plafond, laissée ouverte, lui faisait craindre que la bête ne les rejoigne et les dévore tous. Que faire, sans barreur, sans quartier- maître, sans acotiers ? Au moment où une narcolepsie faisait chavirer sa conscience, il entendit Law se lever de sa paillasse et se diriger vers la sortie. Caroll se leva, stoppa Law dans son avancée d’un “Attend !”, puis poursuivit, après s’être bien assuré que cette fois, tous dormaient :
« Je crois que j’ai compris Caroll, je crois connaître la finalité de cette odyssée, annonçait Law, d’une voix basse et d’un air grave.
-De quoi tu parles, les choses vont bien finir par s’arranger !
-Je ne peux pas te dévoiler ce qui nous maudit, car tu ne me comprendrais pas et tu m’empêcherais.
-Tu peux pas t’enfuir par la chaufferie, les autres ont essayé et n’ont pas réussi c’est qu’il y a une raison ! Reviens, tu sais ce qu’il t’attend sinon. Allez, reviens à la raison.
-Tu comprendras que la raison n’est que folie si de folies elle émane.
Il marqua une pause dans un léger soupir avant d’ajouter “Que la folie d’autrui soit ta sagesse” ».
Il s’enfuit sur ces mots. Caroll resta là sans bouger, incrédule et étourdi. Au loin, par- delà les canalisations, les écoutilles, les aussières, les barbotins et les batayoles, au-delà des blindages, des rivets et des murs de tôle, le cri de la bête résonna à nouveau. Ce n’est que quelques minutes plus tard que Law revint ; une fois le pied posé dans le cockpit renversé, il gardait sa paume serrée contre son cœur, et, arborant un visage serein, un sourire apaisé, il retourna se coucher.
Soudain, la voix tapageuse du capitaine appelait l’équipage à se réunir, une voix rauque qui grésillait d’une fatigue qui s’imprimait jusque dans les cordes vocales. Hand fut le premier à la table, il s’assit : son visage était comme gonflée, boursouflé, si bien que la lumière tournoyante de l’alarme faisait gondoler ses traits, comme s’il n’avait plus de visage, son étrange main rebondissait sur la table, il ouvrit sa paume, immaculée. Taylor le rejoignit, ses cheveux étaient gras, le teint blême, il ne parvenait plus à se tenir droit, comme si son squelette était composé d’une matière caoutchouteuse qui serpentait, mais son sourire était toujours aussi effrayant, et de sa main cadavérique aucune culpabilité ne fut avérée. McGill arrivait : c’était peut-être le moins touché de l’équipage par l’aventure ; on n’eut su dire dans quoi il avait dormi, mais la moitié de son visage était recouvert d’une substance orangée, comme du cuivre ou de la rouille, qui ôtait tout humanité à ses traits, mais sa main boutonneuse s’ouvrit sur une ligne de vie bien courte et une ligne de tête indistincte, sans qu’une tache ne les parcourt. Cooper attendait que Law et Caroll ne les rejoignent, il se tenait dans une position fort inconfortable, affalé à la fois sur la table et sur la chaise, un bras crispé dans le dos, son autre main pendante se souleva, il la laissa lourdement tomber sur la table : lui non plus n’était pas “coupable”. Caroll s’approcha de la table, tira sa chaise dans un bruit strident, et s’installa, de ses pas feutrés, et comme un garde-à-vous, il leva sa main et ouvrit sa paume : rien. Enfin, Law agrippa sa présence à cette réunion morose. Il gardait toujours sa main contre sa poitrine, la tête baissée. Il se contenta simplement de dévoiler à l’équipage cette balafre cyan qui dessinait des doigts au poignet un réquisitoire tactile, et un aveu d’aurevoir.
Caroll ne vit rien, il ne regardait pas. Il se contenta d’entendre, la lourde porte se déverrouiller et s’entrebâiller, des pas timides qui s’y dirigèrent et un long silence. Puis un bruit matelassé emportait une inspiration étonnée et le vantail qui se refermait. Un vide s’installa mollement, jusqu’à ce que la ventilation s’interrompe. C’était un bruit discret, fin, mais présent depuis l’embarcation, qu’on n’eut remarqué que lorsqu’il s’abattu. Caroll leva la tête : il n’était plus que cinq dans la pièce. Il s’inquiéta :
« Capitaine ! Le système de ventilation ne répond plus ! »
Le reste de l’équipage restait muet, immobile, incapable de répondre, tellement la fatigue les tiraillait, tellement l’épopée les avait vidés de leur substance. Seul Caroll semblait apte à se déplacer. Il souffla et se dirigea vers la porte d’en haut.
Une fois le sas passé, il se bloqua à nouveau. Sa peur le paralysait, craignant de croiser la bête, sauf que cette fois-ci, il serait seul. Il respira lentement, puis se leva doucement, jaugeant que le système de circulation d’air ne pouvait rester plus longtemps sans intervention. Il n’avait qu’un couloir à remonter, bien qu’il s’agisse du plus long couloir du bâtiment. Prudemment, il s’engouffra dans les entrailles du navire, et ses pas répondaient à l’écho que murmurait l’épave. Scrutant autour de lui les alentours, il reconnaissait chacun des recoins du bateau, bien qu’il le parcourût de travers. Enfin il retrouva le tableau de commande ; comme les plombs avaient sautés, la ventilation tirait sur la batterie de secours qui était alors à plat. Une odeur de chaud emplissait l’armoire : Caroll releva l’interrupteur, et se dirigea vers le disjoncteur, afin de relancer le groupe électrogène. Il se devait de descendre en rappel le couloir qui fonçait vers le sol sur quatre mètres. Ce chemin était plus long, mais bien plus aisée à franchir que celui qu’il avait emprunté, alors que Law et Fletcher l’accompagnait, car il n’eut pas mis de temps inlassable pour rallumer le système électrique : la lumière reparut difficilement, les néons clignotaient, mais on y voyait plus clair.
C’est en se retournant qu’il la vit, distinctement : la bête. On eut dit un ours à première vue, elle en avait la taille et le pelage ; cependant, elle avait la physionomie d’un cheval, se déplaçant sur quatre pattes, et sa tête, érigée comme le summum de l’horreur sur un buste massif et presque humain, ressemblait à celle d’un taureau, recouverte d’écailles, et dont les cornes avaient la longueur de son envergure, acérées. Ses yeux rouge-orangés ne tremblaient pas, leur luisance traduisait son appétit, et brusquement, ils se fixèrent sur Caroll. Elle chargea dans la direction du matelot solitaire qui n’avait d’autre choix que de fuir. La bête s’agitait comme dans ses souvenirs, véloces, elle le rattrapa rapidement, et balançait ses bras pour essayer de saisir le corps fragile de Caroll. Il eut beau regarder droit devant lui, il se retrouva à une intersection,
chuta, dans ce couloir qu’il avait oublié. Quand il se releva de cette douloureuse réception, il vit que le sol semblait marécageux, recouvert d’une épaisse brume, d’où surgissait de longues plantes, des champignons, des roseaux. Une nuée de mygales parcouraient le mur à sa gauche, ne connaissant plus aucune direction, aucune harmonie, grillant par endroits, là où les néons pétillants vomissaient des étincelles. Le plafond et le mur faisant face aux arachnides était recouvert d’une masse mouvante, comme un être autonome composé de viscères. Au bout du couloir, une porte blindée, sale d’un noir charbonneux, dont la manivelle était endommagée, et dont une des poutres métalliques qui composait la structure du bâtiment, brisée, en interdisait l’accès : la porte de la chaufferie. Parcourant les gonds, un tuyau était percé et crachait un liquide bleuâtre sur la poignée badigeonnée. Caroll comprit que jamais depuis le naufrage la chaufferie n’était un refuge ; il étudia la manivelle, s’en saisit, et sans même tenter d’en libérer l’accès, lâcha prise. Au même moment, la bête resurgit, et galopa vers lui ; Caroll voyait cette masse monstrueuse s’avancer vers lui, sans qu’il n’y ait d’issue. Il crut comprendre, alors il ferma les yeux, fit le vide dans son esprit, et inspira un air d’une satisfaction revigorante ; et lorsqu’il rouvrit ses yeux, rien d’autre ne s’offrit à sa vue que le couloir : toutes les phantasmagories, les bizarreries et les folles horreurs qui hantaient le corridor avaient disparu, et l’éclairage semblait ne souffrir d’aucun mal. Le survivant leva avec une certaine régularité son bras, de manière à ce que son coude et sa main se trouvent à une hauteur équivalente. Ses doigts se levèrent, ils dévoilèrent une scintillante empreinte bleue, qui imprégnait sa peau d’une douceur fraîche.
Quand le miraculé revint auprès de son équipage, les camarades amorphes dévoraient leur léthargie d’une préciosité hagarde. Leurs faciès, endoloris de sommeil, étaient moins terrifiant maintenant que la lumière était revenue. Ils remuèrent posément leurs membres, comme s’évacuant d’un cauchemar auquel Caroll mis fin. Leurs regards se posèrent tranquillement sur sa main qui dégoulinait d’une mixture dont les gouttes dévoilaient la couleur du ciel et de la mer sur la tôle, comme une interpénétration de ce qu’ils rejetaient dans leur espace vital. C’est dans mouvement ample et mesuré que Caroll leva sa poigne pour déclarer sa forfaiture, et alors qu’il se dirigeait vers la sortie, McGill se levait laborieusement. En s’approchant de lui, il le saisit par le col de la chemise qui murmurait une onomatopée ouatée. Taylor amorça le vantail de métal, aérant le cockpit d’un vent salin et iodé, un air qui embrassait Caroll de ses bras insaisissables et le conviait à son destin ; “Allez !” beugla Cooper, comme à l’agonie. McGill souleva Caroll et le lança dans le vide.
Quelques cinq mètres plus bas, le condamné avait atterri sur un banc de sable humide, et la première chose qu’il décela dans cette obscurité naissante fut les premiers rayons de liberté qui franchissait les dunes à l’horizon. Comme un nouvel éveil, il se leva sur ses jambes et fit ses premiers pas. En prenant du recul, il vit pour la première fois la situation du naufrage : l’épave était allongée en partie sur un récif, presqu’un maërl, l’atterrage de la quille avait glissé à plusieurs reprises sur la grève, poussé par le courant du fleuve dans lequel baignait la proue. Les rapides qui traversaient l’erg se précipitait vers des chutes, plus loin. Le randonneur solitaire poursuivait sa route.
Le jour se levait peu à peu, baignant la coque d’acier de scintillement étouffé, d’éclats que reflétait l’eau. Au loin, il distingua cinq figures, encore plongées dans l’ombre, ce n’était alors que des silhouettes ; il s’empressa donc de les rejoindre. Plus il s’approchait, plus il reconnut les suppliciés de son équipage qui avaient bivouaqué et qui profitaient de l’aube pour lever le camp : Turing, Fletcher, Osborne, Lamarck et Law. Les matelots se reconnurent et se retrouvèrent en haut de la dune, une brise de plénitude élevait leur joie. Un vrombissement de carrosserie retentit dans la vallée, la carcasse du bateau crissait, comme si la bête imaginaire voyait sa fin, dans un grincement irritant : la coque se plia, la proue plongea pendant que la poupe se renversa, glissa jusqu’à atteindre la cascade : l’Héraclès se tint en équilibre peu de temps avant de disparaître dans l’écume. Tous du haut de la dune virent dans ce chambardement la fin du calvaire. Turing indiqua alors le chemin, les autres paumés le suivirent. Caroll observa sa paume bleutée, sortit un mouchoir de sa poche et commença à frotter. Law se tourna vers lui :
« N’y touche pas, lui conseilla-t-il.
-La trace ne part pas, ma paume en reste empreinte, je n’y peux rien faire !
-C’est peut-être mieux ainsi.
Law poursuivit la route des paumés, Caroll jeta un œil sur le fleuve abandonné, puis suivit le groupe.
-Pourquoi ? continua-t-il de ses interrogations.
-Pour se souvenir ».