Gloup-Gloup

« – Gloup, Gloup.
– Comment ça « gloup gloup » ?
– Bah Gloup, Gloup quoi ! Avec un G majuscule. C’est important les majuscules. On tend souvent à les oublier. De nos jours, vous, les jeunes, écrivez si mal. Ce qui donne au final une mauvaise ponctuation qui elle-même tend à une articulation loin d’être bonne et produit une prononciation médiocre. Preuve en est : vous avez dit « gloup gloup » alors que moi j’ai dit « Gloup, Gloup » ».

J’avais beau dévisager mon interlocuteur, je n’arrivai pas à savoir s’il y avait une once de sérieux dans ses propos ou s’il se moquait de moi depuis le début de la conversation. L’astuce, que j’avais découvert au fil d’entretiens similaires, était de répondre avec une touche d’humour, mais sans se moquer. Si l’interlocuteur rigole, ou souffle quand la blague n’est pas à son goût, c’est qu’il n’était pas sérieux. Le sérieux dans les propos se voyait si la personne répondait du tac au tac, tout aussi sérieusement.

« Pour moi ça fait plus « Blou, Blou ».
– Ah non vous vous trompez. En tout cas, c’est peut-être le cas pour vous mon cher monsieur. Je ne voudrai pas vous contredire par simple velléité. Mais moi, c’était bien « Gloup, Gloup » » Réponse du tac au tac donc. Il était sérieux. Avais-je en face de moi un aliéné ? Bien sûr que non, sinon il ne serait pas là, pas maintenant, pas après tout ce qu’il a fait.

« Donc, si je résume, nous sommes là parce que « gloup, gloup » ?
– Vous l’avez encore mal prononcé. Mais oui, j’en ai bien l’impression, si toutefois vous vouliez bien parler de « Gloup, Gloup ». Vous l’avez déjà vécu ?
– Non… je ne crois pas.
– Vous ne « croyez » pas. Donc vous l’avez déjà vécu le Gloup, Gloup. Ou vous le vivez peut- être en ce moment même. C’est terrible. Quand on s’en rend compte, il est déjà trop tard. C’est un phénomène de lame de fond, sans mauvais jeu de mot.
– Vous, vous en êtes rendu compte quand ? demandais-je, ce qui me permettait subtilement de continuer la conversation sur un autre sujet que moi-même.
– La semaine dernière. Après qu’un collègue m’en ait parlé. Pour lui, c’était «Plouf ».
– « Plouf » ? Et c’est tout ?
– Non ce n’est pas tout. Il y a eu le « bzzz » de l’écran cassé après, dit-il en rigolant. Mais, pendant que j’y pense : si lui c’est « Plouf », vous ça peut très bien être « Blou, Blou »
– Quel écran cassé ?
– Peu de temps après avoir parlé de son « Plouf », son poing a traversé l’écran de son ordinateur puis il a été uriner sur le bureau de notre responsable.
– Monsieur Durandu ?

– Oui. Je dois dire que je comprends son geste. Durendu ne l’avait pas volé. Toujours à faire des remarques désobligeantes, à être cassant, à vous harceler parce que tel dossier n’a pas avancé, le plus souvent par sa faute. Alors c’est là que j’ai entendu Gloup, Gloup, quand la dernière goutte d’urine avait touché l’agrafeuse. Mon collègue n’arrêtait pas de crier Plouf. Maintenant que j’y pense, il m’avait dit trois jours avant que son beau-frère avait tondu le chien de sa femme, tondu avec une tondeuse à gazon, vous imaginez aisément les dégâts, en criant « Splarf ! Splarf ! ».

– Et c’est trois jours après la dernière goutte d’urine que vous avez décidé de vous en prendre vous aussi à votre responsable ? dis-je, pour relancer la conversation dans la direction opportune.
– Oui. Bon, j’avoue qu’essayer de le noyer dans l’aquarium du bureau n’était pas la chose la plus facile ou adéquate. Je suis loin d’être le Napoléon du crime vous savez. Mais quand il m’a fait sa dernière remarque cassante, qui était « je travaillais comme vous le jour où je me suis fait virer », le « Gloup, Gloup » devenait de plus en plus fort dans mon crâne, j’étais comme submergé par les flots de la vie, de ce travail et de tous les problèmes du quotidien. J’ai fait le geste le plus sensé de ma carrière en saisissant sa tête par sa touffe, et je l’ai mis dans l’endroit le plus adéquat : l’aquarium.

– Heureusement que vos collègues sont intervenus. Cela aurait pu être pire pour Monsieur Durendu vous savez ? Donc, vous ne niez pas. Et votre mobile pour votre tentative d’homicide, si je comprends bien c’est : « Gloup, Gloup »
– Exactement ! C’est ce que je vous dis depuis tout à l’heure ! »

C’est ainsi que se termine l’interrogatoire le plus étrange de ma vie professionnelle. Une tentative d’homicide. Avec comme arme du presque crime un aquarium et comme mobile « Gloup, Gloup », avec deux majuscules. Je quitte la salle où se trouve le presque criminel, un peu abasourdi, je dois l’avouer. Car je le comprends un peu. Moi-même, j’étais dans une situation similaire. Toujours à courir à droite à gauche, à essayer de rattraper ce temps qui n’en finit plus de passer. La vie de trentenaire, de père de deux enfants, de mari et de policier m’a déjà mis sous l’eau.

Je me décide de rédiger le compte rendu de l’interrogatoire de suite. Au moins, ce sera fait, je serai plus tranquille et je pourrai enfin rentrer chez moi. Je sens alors une main se poser sur mon épaule :
« Vous serez de garde ce week-end. J’ai un empêchement et nous avons besoin de quelqu’un sur place. Au moins, vous pourrez corriger le rapport DA77 que vous avez bâclé la semaine dernière » me glisse alors mon supérieur. Je devais grimacer car il ajouta, avec de la colère dans la voix :

« – Quelque chose à rétorquer peut-être ?
– Blou, Blou ».