Je suis bien content de dîner. Hier encore les gosses crevaient la faim. Imaginez ma joie quand j’ai su que je pouvais les emmener au restaurant. Bon, le service est un peu lent, mais enfin je vais avoir quelque chose à me mettre sous la dent. La salle est très amicale, il y a un peu de monde, sans dire que c’est la cohue ; mais on dit tellement que c’est la crise, voir du monde sortir ça rassure aussi ! Et puis elle est pas mal cette déco, très propret, un style année 50 américain bleu turquoise avec des fauteuils rouges vifs en simili cuir et des carreaux noirs et blancs au sol. On croirait voir Retour vers le futur. Ha! Ce pauvre Marty. À trop vouloir changer son monde, il a mis en péril sa propre existence. Il est drôle ce film, à m’en souvenir. J’étais allé le voir dès sa sortie, en 1985 ; j’étais tranquillement installé dans mon fauteuil rouge, un paquet de pop-corn dans les mains, à me dire « qu’est-ce que c’était bien avant ! ». Ça je pourrais pas le dire aujourd’hui ! Moi, avant aujourd’hui, j’entassais ma petite famille dans un petit appart’ miteux, avec le placo qui se désagrège. C’est pour ça que je te parle de la déco du resto, parce que chez moi c’est plutôt naze. D’ailleurs j’ai perdu mes clefs. Mais bref. Je suis content.

Je me pousse un peu, il y a du monde qui s’installe à côté de notre table. Mine de rien il attire du monde ce restaurant, les gens commencent à s’entasser, et j’me dis qu’on a bien fait d’arriver les premiers. Ça nous a pas permis de voir un seul serveur, mais au moins on a une place assise. Ils ont pas l’air méchant à côté, mais ils parlent fort, et la pièce est pas très grande, du coup ça résonne, mais ça raisonne pas trop. De toute façon, plus tu parles fort, plus on t’entend, mais moins on t’écoute. Ça me rappelle la convention de Vienne. C’était important d’en parler, mais on en parle toujours quarante ans plus tard ! Bah. Faut dire que parfois tu veux bien faire mais c’est encore pire. C’était en quelle année déjà ? Je me rappelle plus, je crois que cette année-là on perdait Orson Welles. On a beau dire que Citizen Kane c’est le meilleur film de tous les temps, tout le monde est persuadé que le prochain film en salle le surpassera. Moi je soutiens que Citizen Kane c’est quand même le meilleur film de tous les temps. Mais j’ai jamais vu un bouton de rose. C’est mon dernier mot. Je m’énerve pas, mais ce carrelage est trop propre, je jetterais bien un spaghetti ou deux pour casser cette perfection, mais y a pas moyen de voir un serveur pour prendre ma commande. Il y a encore du monde en train de rentrer dans ce maudit restaurant, ça s’arrête jamais. Et puis les gosses commencent à brailler. Forcément, ils ont rien bouffé ! En même temps il y a plus la place ici, même pas pour qu’un serveur puisse passer, ni même pour me barrer. J’aurai pu me commander à emporter, mais même le livreur pourra pas venir. Ah ça, il y a du monde pour faire une belle déco, mais pour s’occuper des gens il n’y a plus personne. Même un verre d’eau, c’est trop demander. On étouffe ici, on étouffe !

Zut ! Quand j’y pense. On aurait pas dû tant s’acharner à les attaquer.