À la mort

Une pluie torrentielle s’abat avec fracas sur le sol, diluant le sang maculant le bitume d’un rouge pourpre. Sa main droite tremblante, la lame du couteau encore chaude, elle frissonne d’horreur et de dégoût. Une nausée terrible l’envahit et elle tombe à genoux, vomissant ses tripes sur les innombrables traces de pneus marquant la chaussée. Elle semble apercevoir son propre reflet à travers les flaques immenses envahissant la rue. Il tombe du ciel plus de gouttes que la rue ne peut en avaler. Chacune de ses expirations produit une fumée expiant à peine la rage qui ronge ses entrailles. D’intenses tremblements incontrôlables secouent l’entièreté de son corps.

Elle est allée au bout.
Le vase n’a pas débordé, il a implosé.
Retranchée, meurtrie. Une bête blessée. Les questionnements moraux se dissipent bien vite lorsque les plaies sont ouvertes. Lorsque la survie est en jeu, seul l’instinct animal peut vaincre.

Chaque retour à la maison n’est qu’une bande annonce du film d’horreur qui est programmé. Mais elle ne peut se détourner de lui. Il n’y a que lui. Et elle absorbe chaque coup comme une douloureuse nécessité. Chaque instant dont la violence est absente se transforme en Eden dont les pommes fleurissent de fruits à cueillir tant qu’ils sont murs. La vertu reprend toujours le pas sur le vice. Le ciel ensoleillé ne fait que trop vite oublier les impacts de foudre. Le calme avant la tempête. Comment tient-elle ? Quelle force a-elle ? Une force que nul homme n’aura jamais car si les rôles sont inversés, jamais l’espoir ne lui fournira autant de force d’abnégation.

Sa force est sa faiblesse à lui.
Et sa faiblesse sa force à elle.
Mais lorsque la peur atteint son paroxysme, alors la soumission est complète. Chaque acte a pour but d’éviter ses conséquences. Chaque parole cherche le contentement. Chaque pensée se soumet. Le ciel n’est plus qu’un plafond de noirceur jusqu’à l’infinie. L’espoir s’éteint progressivement. L’acceptation de la désespérance est probablement l’acte le plus ignonomique que l’on puisse commettre à autrui. Mais survient un temps ou les mots ne suffisent plus à contenir les pulsions. Leur dureté atteint une limite ne permettant plus d’exulter la croissance exponentielle de la folie.

Alors rentre en jeu la dimension physique.

La dureté figurée devient propre.

Elle se justifie par un éventail de certitudes internes, symboles du comble de l’horreur et de l’incapacité de l’acceptation de soi. Qu’est-ce qui pousse à frapper le beau ?

Chaque frappe.
Chaque coup.
Chaque poing.
Chaque hématome.
Chaque goutte de sang versée ne fait que remplir le calie de la survie jusqu’à la lie. Litanie terrible, lentement réfléchie tous les soirs, lorsque la lune se lève au céleste et que s’éloigne le soleil brulant l’épiderme et écorchant les rêves. Il n’y a que le désespoir de soi. La flamme vacillant progressivement jusqu’à n’être qu’une maigre lueur guidant son âme meurtrie à travers les méandres de ses cauchemars réalisés.

Et à chaque caprice de colère il la frappe. Elle lui est supérieure mais il la frappe. Un poing serré et lourd sur la tempe. Elle ne peut rien faire d’autre que prier pour que l’orage passe vite et qu’il n’emporte pas son âme.

Il la traîne par les cheveux jusqu’à un mur, lui agrippe la gorge et lâche toute sa fébrile nervosité, son vulgaire sentiment de puissance, son piteux ressenti de supériorité. Un crochet enragé vient s’abattre avec fracas sur sa tempe à elle.

Elle est K.O.

Il la laisse là, sur le carrelage froid du salon, la tête contre le sol. Il a la haine. Elle mérite son sort, il s’en convainc.

Elle se réveille des heures plus tard, un filet de bave reliant le carrelage qui recueille sa tête, à sa bouche ecchymosée. Elle souffre et le moindre mouvement lui semble être un effort d’alpiniste coincé au sommet d’un mont infranchissable. Elle écoute son corps hurler le martyr et lui demande pardon, car elle se sent responsable de chaque coup qu’elle subit.

Il a ce besoin de marquer son visage à elle de ses empreintes.

Chaque crochet la frappant fait résonner la violence du coup de son échine jusqu’à son âme. Son souffle n’arrive plus à suffisamment l’oxygéner correctement et elle semble perdre la vision. À chaque poing levé, prêt à frapper, elle rentre en apnée ; comme pour mieux se durcir et être prête à subir.

Jamais elle n’aurait pensé entrevoir la lumière en regardant le ciel. Jamais elle n’aurait pensé caresser la liberté du bout d’une lame aiguisée. Des années d’errance dans les limbes de l’Eden. Toute personne est-elle un criminel qui s’ignore ? La violence est-elle la rédemption ultime de l’âme humaine ? Toute violente réjouissance a une violente conséquence.

Car chaque coup le rapproche de la mort, chaque poing s’enfonçant dans le sternum, défigurant le visage, lui fait faire un pas de plus vers la fin. Ces violentes réjouissances ont de violentes conséquences. La mort ou la mort.

Alors qu’elle essaye de s’échapper, de trouver refuge dans la salle de bain ou bien d’atteindre la porte, il la rattrape par un bras, la serrant jusqu’à lui faire un garrot. Agrippant ses cheveux, il la fait basculer par terre et la traîne jusqu’au canapé avant de la frapper encore et encore et encore. Elle pleure de toutes les larmes du monde, un torrent lacrymal coulant jusqu’au sol et diluant le sang pourpre s’y trouvant déjà.

L’orage dehors frappe fort, le tonnerre bourdonne. La virulence du temps semble divine, symboliquement trop puissante pour être innocente. Le temps disparaît lorsqu’on subit la violence. Les coups agissent comme une trotteuse. Et lorsque le temps disparaît, l’espoir s’évapore par l’absence de perspective. L’impression d’un tunnel sans fin, comme en traversant le Styx pour amener l’âme et le corps violentés en enfer.

Chaque mot est violent. Chaque frappe est un homicide. Comment l’être doué de conscience peut-il détruire le beau ? Elle en est venue à penser que la plus belle victoire qu’elle remporterait serait la mort. Et la privation de l’objet de sa violence à lui.

Lui, l’homme monstrueux.

Mais il y a toujours la goutte de trop, celle qui peut faire déborder un vase mais surtout faire pencher une balance.

La violence engendre la violence.
Et ces violentes réjouissances ont de violentes conséquences
Elle parvient à le regarder, son visage concentrant un tourbillon de rage soudaine viscérale,

emportant son corps tout entier dans la lave subconsciente lui brulant l’âme, de ses tripes jusqu’à son cœur. Cette intense colère en elle siphonne son esprit jusqu’au goulot de la parole, et marque chacune des syllabes qui en sort :

« Par la main la plus froide et mécanique,
Je vais avoir une telle vengeance su toi.
Les choses que je vais te faire, ce qu’elles sont je ne le sais pas encore,
Mais elles seront les terreurs sur Terre ».

Alors elle agrippe le long couteau de cuisine contre sa main et se rue sur lui jusqu’à lui enfoncer dans son cœur, à travers sa nerveuse chaire et sa cage thoracique. Le regard qu’il lui offre en retour est celui de l’incompréhension, celui d’un homme vide de sens, incapable de faire le bien. Il n’arrive pas à comprendre. Sa main se porte à son cœur et il se rend compte qu’une grande plaie laisse couler une cascade sanguine. Son étonnement est de courte durée, sa vision devient opaque alors que des points noirs lui masquent progressivement le visage de la vengeance. Son souffle s’amenuise et il s’effondre violemment sur le sol.

Sans retour.

Effrayée et sous le choc, elle cherche à s’échapper coûte que coûte de cette vision d’horreur et ouvre avec fracas la porte de leur appartement. Les marches semblent danser sous ses pieds alors qu’elle fonce vers l’air frais, le souffle court et la tête tournoyante. Elle pousse de force la lourde porte métallique de l’entrée de l’immeuble et inspire bruyamment l’air urbain, jusqu’à emplir ses poumons avant la suffocation.

Et alors qu’elle s’effondre à genoux en plein milieu de cette ruelle qui ne veut plus d’elle, retentissent les sirènes lointaines, accompagnées de lueurs bleues éclairant la pénombre. Dans le chemin de croix, un calvaire succède toujours à un autre calvaire. Elle lâche le couteau, qui s’abat sur le sol d’un bruit métallique, et lève les yeux au ciel, laissant la pluie purifier son visage tuméfié et ensanglanté.

Il a fait d’elle une meurtrière, il a torturé un corps et mis au supplice une âme, jusqu’à en faire une personne capable de tuer. Il a mis à nu l’instinct de survie, jusqu’à la mort ou la mort. Voilà, il a réduit une existence jusqu’à n’avoir plus qu’à devoir choisir entre la mort ou la mort. Et la mort a tranché. La mort a triomphé de la mort dans ce match à mort. Et cette fois, l’homme monstrueux a été défait. Cette fois. Car cette année même, l’homme a battu la mort et a tué la femme 149 fois de trop.