Vide. C’est comme ça qu’elle se sent. Malgré tous les hommes qui sont passés sur son corps. Malgré tous les souvenirs qu’elle traîne avec elle comme des cartons, qu’elle piétine pour qu’ils disparaissent, mais ils se déploient toujours dans sa mémoire.
Elle a mal, elle ne sait pas le dire. Elle n’a pas appris. C’était une fille on lui a dit de faire moins de bruit, c’était une femme on lui a dit de se taire. Même pendant l’acte sexuel elle reste silencieuse, comme pour ne pas encombrer l’autre de son propre désir. Secrètement elle pense que la fellation a été inventé pour faire taire les femmes. Que la femme gémisse mais surtout qu’elle ne parle pas, qu’elle ne se plaigne pas. Qu’est-ce qu’elle dirait sinon ? Qu’on lui a demandé de cuisiner, qu’on lui a demandé d’être séduisante, qu’on lui a demandé des enfants ?
Elle a gardé toute sa vie à l’intérieur d’elle-même. Dans sa tête où elle n’encombre personne, où elle peut voir le ciel. Elle possède une bibliothèque de rêves et de fantasmes inassouvis.
Elle fait l’amour pour oublier. Les hommes passent sur elle comme des trains dans le paysage. Elle reste sur le quai, elle n’a accès au paysage qu’à travers eux. Immobile elle goûte ainsi à la vie des conquérants, ceux qui ont le droit de plier le monde avec leurs muscles et de parler fort. Elle suce et elle rêve.
Par ses rapports avec les hommes elle se remplit comme elle peut de la vie qu’on ne lui laisse pas vivre, elle qui doit être précieuse et drôle, motivée mais pas trop ambitieuse.
La bouche pleine de sperme elle fait des plans pour le futur.
Bientôt elle pourra partir elle aussi, prendre le train et jeter ses cartons derrière elle, les serre-têtes avec des papillons, la sensualité, la douceur, les jupes trop courtes. Bientôt elle sera ambitieuse, elle crachera par terre, elle sera libre, et on dira d’elle qu’elle est une femme seule et dévastée.
Elle avale.