«Mais que s’est-il passé que le soleil se fend Où sont les singes d’or les cygnes de naguère On ne voit plus là-haut danser les éléphants»
Louis Aragon, Le roman inachevé« Il s’en est fallu de peu pour que le gamin se trompe et fasse une bourde. On n’est jamais tranquille avec ce genre de trucs, ça vous fait n’importe quoi, et après on s’en sort pas. » Cette voix qu’on entendait, c’était la voix grasse du monsieur assis juste là au bureau du commissaire. A côté du monsieur il y avait un petit garçon, son fils.
«Monsieur, je ne saisis pas très bien, à vrai dire, de quoi l’on accuse cet enfant.
– Bah m’sieur le commissaire c’est simple, il s’est gouré.
– Il a commis une erreur, soit, mais qu’a-t-il fait, Monsieur?
-Bah m’sieur le commissaire, c’est le gamin, à l’école.
-Et, si je saisis bien, Monsieur, vous vous rendez au commissariat de police pour un problème que votre fils eut à l’école ?
-Oui, m’sieur.
-Que s’est-il passé ? Il se tourna vers l’enfant : as-tu eu des ennuis avec tes camarades ou un professeur ? L’enfant ne répondit pas.
– Un dessin m’sieur, qu’il a fait en classe, c’est ça le problème.
-Je ne comprends pas Monsieur, vous venez au poste de police pour un dessin ?
– Faut me croire m’sieur le commissaire, je suis pas comme ça moi, je viens pas déranger les gens pour rien. Mais je vous dis, le petit a fait un dessin à l’école, sacrément dérangeant, moi je savais pas quoi faire dans une situation pareille.
– Expliquez-vous, je vous prie.
– Bah m’sieur le commissaire, c’est son dessin là, vous l’avez pas vu vous encore, c’est grave, très grave. On croirait pas au début, on voit des formes, on regarde au pif, on se dit que c’est normal, et puis on se rapproche, et là on voit…!» Il lui tendit le dessin de l’enfant. «Ah, m’sieur le commissaire, regardez donc ! »Le commissaire prit le dessin. Au premier coup d’œil il ne vit rien. C’était un dessin d’enfant, on ne peut plus classique : une colline, quelques fleurs qu’on ne voyait pas sur le vert, des petits bonhommes, une maison de campagne pas droite avec des fenêtres bleues, des arbres, et un ciel avec des nuages. Il y avait même une cheminée avec de la fumée. Puis il regarda à nouveau, et il vit quelque chose d’étonnant dans le ciel. A la place des nuages un peu gris, il y avait des rhinocéros.
« Des rhinocéros qu’on appelle ça m’sieur le commissaire. Allez savoir pourquoi qu’il nous dessine ça à la place des nuages. Puis ça a des conséquences, ce genre de trucs contre nature.»
Mais le commissaire n’écoutait plus. Il était absorbé par le dessin de l’enfant. Dans ce ciel bleu apparaissaient trois formes gris clair, des rhinocéros aux contours vagues, mais que l’on distinguait pourtant. Ils étaient comme allongés sur le bleu, le dos tourné vers le sol. On eût dit qu’ils tombaient du dessin, malgré eux, comme s’ils avaient été mal accrochés au ciel.
« C’est assez étrange, en effet, dit le commissaire, mais je ne vois pas de problème particulier Monsieur, votre enfant est saint d’esprit. Il regarda à nouveau le dessin. C’est même très original.
-M’sieur le commissaire vous y êtes pas ! Vous vous rendez pas compte ! Si des rhinocéros tombaient sur la terre, ça ferait tout trembler, peut-être même que le soleil il se fendrait en deux à cause du choc, et ça ferait comme si on avait cassé une ampoule en deux. La vie c’est froid sans soleil, m’sieur le commissaire.» Le commissaire était vraiment surpris, ce n’était qu’un dessin au fond.« Mais enfin Monsieur,dit le commissaire, ce n’est qu’un dessin. Le ciel au- dessus de vous n’est composé que de nuages.Vous n’avez rien à craindre, votre fils peut continuer à dessiner autant qu’il veut.
– Ah m’sieur le commissaire, si c’était que ça. Avant j’étais comme vous, je m’inquiétait pas trop, parce qu’à la place des nuages, le gamin foutait des cygnes ou des animaux légers quoi. Mais ça pèse un rhinocéros, faut pas croire. Et si ça tombe, vous imaginez m’sieur le commissaire. Et puis c’est encombrant aussi. Moi je veux pas que le gamin ait tout plein d’animaux dans sa tête, faut les élever après, s’en occuper. Ça en prend de la place dans l’imagination. Et puis quand y’en a trop, ça déborde de partout, dans le réel, dans l’existence. Et après les rhinocéros nous tombent dessus.
– Monsieur, soyez tranquille, l’imagination n’est pas la réalité, les rhinocéros ne sont que dans le dessin.
– Mais m’sieur, ça va nous tomber dessus, des grosses bêtes comme ça. »Le commissaire perdait patience. Il voyait l’heure tourner, c’était bientôt la fin de sa journée. Il pria le monsieur, son fils et le dessin de partir.
Enfin il était seul. «Quel étrange journée ! » pensa-t-il. Il prit ses affaires, il crut entendre un tremblement. Il rangea son bureau et ferma le poste de police. Lorsqu’il sortit, il vit des gens s’affairer, courir, se bousculer. Il ne comprit pas. Un immeuble venait de s’effondrer, il y avait un trou béant sur la chaussée, et ça et là des voitures écrasées ou renversées. Il jeta un coup d’œil au ciel. Au premier regard il ne vit rien d’autre que des gros nuages gris qui semblaient très bas. Puis il observa le ciel à nouveau : des rhinocéros, gris clair, énormes, tombaient du ciel. Et plus haut encore, le soleil se fendait.