— Vous dîtes avoir agis en votre âme et conscience, dois-je donc en déduire que l’une
comme l’autre sont damnées ?
Le regard vif du comte Hallow laissait à penser que nulle réponse ne devait résulter de sa
remarque. Nulle rébellion ne serait tolérée au sein du Cormartyshire. Ces terres lui revenaient
de droit, par décret du Roi George III. Sa distinguée bravoure lors de la guerre de sept ans et
de la guerre d’indépendance des États-Unis, la sueur et le sang versés au nom de la patrie
d’Albion lui avaient offert ces hautes collines étendues et ces pleines tourbées.
James Hallow avait bataillé avec les armées russes, françaises, du Saint Empire ou
espagnoles, de Saint-Malo à Yorktown, et avait suffisamment folâtré avec le Diable pour ne
pas se laisser abuser par quelconque rébellion de ce déraisonnable prétendu chef de clan.
— Quelle idée absurde a donc bien pu percer votre raison, John Urquhart ? Le sang macule
vos mains, dorénavant.
— Pensez-vous donc que les vôtres en sont vierges ?
Quelle furieuse envie que celle d’envoyer ce piteux rebelle à la potence, mais sa mise à
mort ne rajouterait que de l’huile sur un feu déjà prêt à embraser les Highlands. Et jamais la
couronne ne le pardonnerait. James Hallow tenta vainement de relancer son argumentaire.
— L’Écosse se situe à un carrefour de son Histoire. Vous me direz que vos traditions
highlandaises priment sur l’avenir et ce postulat honorerait votre fierté. Ceci étant, la
vastitude de notre monde nous oblige à l’adaptation. Nullement ne souhaitons-nous votre
défection et l’envie m’envahit de vous obtenir rémission si coopération il y a. De surcroit,
nous vous offrons la gloire. Ainsi, vendez-nous vos troupeaux, expropriez vos paysans en leur
offrant nos terrains lowlandais ou ceux de la Nouvelle-Écosse et supportez ainsi l’élévation de
la nation Écossaise en léguant la richesse de ces terres à la Couronne.
Il se faisait tard, les flammes des bougies éclairant la pièce oscillaient légèrement, formant
d’inquiétantes ombres sur les murs. Dehors, Inverness dormait paisiblement. James Hallow
s’impatientait et l’audace de son interlocuteur, qui avait poussé la fomentation jusqu’à porter
le kilt de tartan lors de sa convocation, ne l’aida point à maîtriser ses nerfs déjà à vifs.
— Allons, faites donc preuve de bon sens !
— Ce même bon sens qui vous poussa à dissoudre les clans, à chasser les highlanders de
leurs terres ? Au nom de la prospérité économique du Royaume ? En quoi nous déposséder de
nos biens et terres ancestrales afin de nourrir une couronne déjà dorée, serait un bienfait pour
nous autres Écossais ? Vos arguments sont aussi creux que votre titre de noblesse.

— C’est pourtant cette noblesse qui m’oblige à la dignité avec vous. Si vous ne souhaitez
comprendre que votre survie dépend de votre collaboration avec le Royaume et que nous
sommes la meilleure de vos possibilités, alors je ne puis rien pour vous autre que la
destitution. Vous ne voulez voir plus loin que votre clan de pacotilles.
— Votre fausse noblesse vous oblige à maintes fausses dignités. Si ce n’est votre cœur qui
me parle, c’est donc votre esprit. Et la pourriture qui le ronge vous force à la quintessence du
manque de respect. N’allez point sur un chemin qui ne possède de retour.
— Qu’entendez-vous par ces propos ?
Alors, John Urquhart leva la tête et observa celui qui avait pris la tête du Cormartyshire,
avait investi la ville d’Inverness et chassé les clans de leurs terres. Il crucifia de son regard
l’homme qui avait porté l’arrêté contre le port du tartan et l’usage de la cornemuse, allant
même jusqu’à pendre pour l’exemple les dissidents bravant l’interdit. Il avait poussé John
Urquhart à régir, pour survivre. Et chaque dimanche soir, à minuit, les cornemuse
retentissaient depuis les sommets de Black Isle, dominant la ville. Cent sonneurs jouant à
l’unisson Scots Wha Hae, inondant la cité de leurs sons perçants. Et chaque dimanche soir, à
minuit, les Urquhart alliés aux Mackenzie, aux Munro et aux Ross, déferlaient sur Inverness
et massacraient les tuniques rouges, rougissant le sol sacré de la terre de Robert Bruce du sang
de leurs occupants. Et alors que les lames tranchaient les gorges, retentissaient dans les rues
les échos de Scots Wha Hae, repris par toutes les chaumières soutenant la vendetta :
« Écossais en qui coule le sang de Wallace
Écossais que Bruce a si souvent mené
Accepte de mourir ou de vaincre !
Le jour et l’heure sont maintenant venus
Vois ici bas la ligne de front
Regarde les troupes du fier Edouard
Venues t’asservir
Face à l’oppression et la douleur
Face à nos fils entravés,
Le noble sang de nos veines coulera
Afin de nous libérer !
Renverse l’usurpateur !
A chaque ennemi défait, un tyran disparait !
Notre liberté s’acquiert à chaque fait d’arme !
Laissez-nous vaincre ou mourir !

— Le sang coulera, James Hollow. Le votre ou le mien. Mais le sang coulera. Gardez vos
terres lowlandaises et votre prétendue Nouvelle-Écosse. Il n’y a qu’une Écosse et elle est sous
nos pieds. Retirez-vous, avec vos soldats usurpateurs et votre perfide arrêté. Nul ne saura
nous mettre en chaines, nul n’est vivant qui mettra les Urquhart à genoux.
— Mon pauvre fou, vous courrez à votre perte et ne voulez donc comprendre qu’il en va
de votre intérêt, de votre survie face à nos ennemis communs, le Saint Empire ou les Français
pour ne citer qu’eux. Il en va de notre survie militaire et économique. NOTRE survie, la notre
comme la votre.
— Les ennemis de mes ennemis sont mes alliés. Ni le Saint Empire et moins encore les
Français ne sont venus nous exproprier. Avez-vous ne serait-ce qu’entendu parler de l’Auld
Alliance ? Quant à votre non-survie, elle n’est que le fruit de ce que vous avez semé. Au
diable votre Amérique et votre guerre des sept ans. Au diable votre couronne qui chasse. Et
que l’usurpation s’éteigne, par votre volonté ou par votre sang !
— VOUS NE…
James Hallow se tue, un lointain son venait d’atteindre ses tympans. Il redressa sa tête, et
regarda en direction de la fenêtre. Effrayé, il se leva et alla l’ouvrir. L’écho perçant et lointain
de centaines de cornemuses résonnait, semblant réveiller la cité, dont les lumières des
chaumières s’allumaient une par une. Une terrible mélodie lancinante que James Hallow ne
voulait pas entendre. Mais il reconnut immédiatement Scots Wha Hae. Et un murmure
s’éleva, tel un susurrement résonnant depuis les murs d’Inverness. « Écossais en qui coule le
sang de Wallace… ». Il se retourna, paniqué, et vit le diabolique sourire en coin de John
Urqhart. Un coup d’œil à sa montre à gousset lui indiqua qu’il était minuit…

— Chef, notre dernier rapport indique la libération complète d’Inverness. Qu’en est-il du
corps de James Hallow ? Devrions-nous l’adresser au Roi George III.
— Nenni, inhumation au mur d’Adrien. Et que sa sépulture serve de mémento à la
couronne, nul ne saura nous chasser de nos terres. Et que se dresse la nation Écossaise.
John Urquhart pensa alors à Robert Bruce du haut de la colline de Black Isle. L’impur sang
avait à nouveau coulé, Cormartyshire avait été libéré. Chef du clan Urquhart, il avait vaincu
l’usurpateur. À nouveau, l’Écosse avait triomphé de la vilénie. Il se tenait là, droit et fier,
l’immensité de la ville s’étendant à ses pieds. Le soleil couchant diffusait sur sa peau et en son
âme une chaleur qui lui avait tant fait défaut. Sa rédemption enfin parachevée par
l’accomplissement de sa vengeance, il pouvait regarder par-delà les collines et mesurer le
chemin parcouru jusqu’à ce jour. Il était libre.