KV62

Partie 1 : Les Deux Cobras.
Les deux têtes me regardent.
Elles effrayent Papa à chaque fois qu’il se penche sur elles mais moi, elles me fascinent.
Gardiennes. Quatre yeux rouges, brillants. Deux collerettes fièrement dressées. Une peau
d’écailles bleues et or. Ces deux cobras semblent me parler, comme si ils veulent me
communiquer quelque chose. M’avertir ? M’encourager ? Je n’arrive pas à en décrocher le
regard.
Papa discute avec William, adossé contre les deux persiennes fermées. Il fait plutôt chaud
en cette fin d’été au Didlington Hall, le mercure avoisine les 28 degrés Celsius et me plonge
déjà dans un univers qui vient de me happer. Les deux cobras entremêlés, formant le motif
ornant un bracelet funéraire, ne sont que le début. Je le sens.
« L’œuvre des Fenians amène des tensions jusqu’au parlement de West Norfolk.
L’Homme ne peut-il donc point se contenter de contempler la beauté du monde, mon cher
Samuel ? »
« Nous en sommes quittent pour éclabousser une nouvelle toile de la beauté du monde,
William. À ce propos, avez-vous eu vent de quelconque projet de Victor Loret ? Il se dit à
Paris qu’il œuvrerait pour relancer les recherches dans la Vallée des Rois. »
« La nouvelle m’est effectivement parvenue, la traque du tombeau de Toutânkhamon
semble le hanter. Il nous reste tant à découvrir, mes maigres artéfacts ne constituent qu’un très
minuscule aperçu de l’étendue beauté de ce qui se trouve sous la chaine Lybique. »
Je n’en perds pas une miette. Papa m’avait déjà évoqué, au retour de notre dernière visite
chez le Baron Amherst de Hackney, la Vallée des Rois et ses tombeaux, berceau d’une
civilisation ayant régné pendant 3000 ans ! Mes yeux s’étaient illuminés d’une flamme digne
de celle de l’Olympe. Et la merveilleuse collection de William, le baron, chez qui mon père
vient prendre des leçons de peinture, m’ouvre à un univers dont je ne soupçonne point encore
l’emprise qu’il aura sur moi. Des bracelets, des amulettes, des statuettes. Des cobras, des
chats, des ibis. Ramsès I, Séthi II, Amenhotep III, Akhenaton. Mon cœur avait chaviré. Pour
toujours. Et sans jamais y avoir mis les pieds, alors même que je ne fais qu’en effleurer la
surface, je suis convaincu.
Je me retourne alors vers mon père, encore en pleine conversation et lance vaillamment à
travers la pièce :
« Père ! »
« Quoi donc Howard ? »
« Je veux aller en Égypte ! »

Partie 2 : Le Tombeau.
Pas un bruit.
Un silence assourdissant qui nous rend tous aphones. Personne, que cela soit le professeur
Hugh Evelyn-White, Arthur Mace, Lord George Carnarvon ou moi-même, n’osons dire mot.
Chaque expiration semble à même de réveiller d’anciennes puissances. Le couloir qui nous
accueille est étroit, humide et il y règne une odeur de mauvais présage. Une espèce de
poussière fine flotte dans les airs, m’irritant fortement les poumons. Et alors que je me tiens
devant la deuxième porte, scellée par le sceau de la nécropole, le doute m’envahit. Un vertige
moral fait vaciller la flamme qui est en moi. Que fais-je ici ?
Arthur est à ma gauche, barre de fer en main, il attend mon signal. George Carnavaron est
à ma droite, il perce à jour mon malaise d’un sourcil levé.
« Et bien Howard ? Qu’attendez-vous ? »
Que suis-je en train d’attendre ? Je repense forcément au funeste destin de mon canari,
englouti en une bouchée par un cobra, aux avertissements paniqués de mes ouvriers
égyptiens, y voyant un mauvais présage. Mon esprit se recroqueville contre les parois de ses
propres certitudes. Quel droit ai-je, moi, Howard Carter, modeste passionné d’Égypte antique,
simple fils de peintre paysagiste et Anglais de surcroit, d’ouvrir au monde le tombeau du
pharaon Toutânkhamon ? Lui qui est restée inviolé pendant plus de trois milles années, alors
même que ceux l’entourant furent ouverts et pillés ?
Mais alors que j’observe le sceau, vierge de tout passage, ma raison rejoint mon cœur.
Cinq années de fouilles acharnées et stériles et me voici devant l’œuvre de ma vie. Une
découverte pour l’Histoire. Si je ne franchis cette porte, qui d’autre s’en chargera et avec
quelles conséquences ? Un œil à droite, je croise le regard impatient de George, puis me
retourne à gauche vers Arthur. Je lui incline ma tête. Il comprend et entame la percée.
Mon œil prend du temps à s’ajuster à la pénombre. Je pénètre en premier, lanterne en main,
et me fige. Dans la pénombre, trois grandes formes émergent. Je me trouve devant trois lits
funéraires. Je n’y crois pas. Je lève la tête, les trois lits sont ornés de trois têtes monstrueuses.
Mon sang se glace. La lumière de ma lanterne projette leur ombre sur le mur derrière, créant
de terrifiantes formes noires. Le silence de plomb qui règne me fait ressentir les battements
sourds de mon propre cœur. Partout je vois le scintillement de l’or. Partout.
Mon œil est attiré par deux grandes silhouettes sur ma droite. Je fonce les sourcils et
brandit ma lanterne, il s’agit de deux statues de rois, noires, telles des sentinelles. Leur front
est orné du cobra sacré protecteur dont les yeux rouges me fixent. Je repense à mon Père, il
serait tétanisé. Je suis subjugué, mon esprit s’égare parmi les anges.

Partie 3 : Toi qui aimes Thèbes
« Il y a trop de monde, je ne vois rien ! »
« Excusez-moi, vous pouvez vous écarter ? Je prends une photo rapidement, merci ! »
« T’as vu la tong en or là-bas ? Haha et il paraît qu’il fallait être distingué pour porter ça à
l’époque ! »
Les remarques qui me parviennent me chauffent les oreilles. Plus de deux mille ans
d’Histoire et personne pour contempler silencieusement les merveilles qui s’offrent à nous. Je
n’en peux plus et essaie de trouver un espace un peu plus calme. Je passe devant une photo de
Howard Carter. Je me mets un instant à sa place, me remémorant l’incroyable destin de ce
peintre amateur plongé quelque peu par hasard dans le grand royaume des pharaons de
l’Égypte Antique. Lui qui, ayant trouvé le sceau du jeune roi Toutânkhamon sur plusieurs
artéfacts d’embaumement dans plusieurs tombeaux voisins, y avait vu un signe. Un tombeau
s’y trouvait. Riche car inviolé. Inviolé car réduit au silence par les successeurs de
Toutânkhamon, souhaitant rompre avec l’héritage de son père, Akhenaton.
Je regarde les traits heureux de l’homme à la moustache, sur une vieille photographie prise
devant l’entrée de la chambre funéraire. Bâton à la main, en tenue d’excavation, il se tient à
côté de son ami et partenaire Lord Carnarvon. La dernière excavation de sa carrière, l’ultime
recherche. Lord Carnarvon avait pourtant refusé initialement. Trop de dépenses, trop peu de
résultats et une croissante certitude que ce tombeau n’était pas là. N’existait pas. Il fallut
l’argumentaire de Howard Carter. Sa folie, son obstination.
L’œuvre d’une vie, une découverte pour l’Histoire. Que me dirait-il aujourd’hui, si il se
trouvait là, à mes côtés, au beau milieu de cette dense foule. Comment me raconterait-il son
rêve ? Je respire et revis, je ressens l’incroyable beauté de cette découverte pour un homme
qui lui sacrifia tout. J’imagine son cœur se soulever. Ses doutes aussi, car son œuvre est le
fruit d’une ouverture de tombeau sacré. Avait-il eu peur ? D’une vengeance d’outre-tombe,
d’une conscience ne pouvant supporter cette violation de sépulture ? Était-il au contraire fier
de montrer ces merveilles abondantes au monde, le monde mérite t-il seulement de les voir ?
Je le vois debout, à côté de moi, observant son propre visage. Silencieusement il se tient,
sans mot égaré, simplement satisfait. Il lève la tête et regarde le ciel, il voit le soleil, il sourit
au Dieu Amon, protecteur d’un jeune pharaon qui jamais n’aurait trouvé la grâce éternelle
sans la découverte de son tombeau par un anglais obstiné, en 1922. Alors, Howard Carter se
tourne vers moi et prononce ces mots, pour la postérité :
« Puisse ton ka vivre, puisses-tu passer des millions d’années, toi, qui aimes Thèbes, assis
le visage tourné vers le vent du nord, tes yeux contemplant le bonheur. »