La gromna

Quand on ne sait pas où l’on va, on s’attend parfois au pire, mais rarement au meilleur. Pourtant dans certaines villes, le pire est souvent une commodité que l’on traverse à chaque coin de rue, et où l’on s’accoutume à penser que le meilleur est d’avoir échappé au pire – et donc, dans une moindre mesure, à son quotidien. Rien d’étonnant, en outre, dans ce genre de rêveries urbaines conçues par quelques farfelues, dont l’imagination et l’ambition ont dressé les raisons – tantôt personnelles lorsqu’il s’agissait de matérialiser les délires, lubies et autres fantasmes nostalgiques des fans de Sci-Fi des années 80 – davantage que les élans humanistes qui n’auraient pour satisfaire ce caprice que l’espoir de repousser les limites du possible : une ville verte et autonome qui défie l’entendement en s’affranchissant des morales édictées par la doxa écologique (qui invite les populations à justement s’échapper de leur quotidien pour fuir ce confort polluant mais qui, d’une autre main, poussent ceux-là même à des modes de consommation malsains, sachant que de toutes manières ils s’y jetteront). Une ville verte et autonome, mais une ville intelligente où la domotique est l’esclave et le roi. 
Aussi ne me suis-je pas figuré avoir échappé au pire en m’y rendant, pour avoir fui mon quotidien puisqu’on m’y avait envoyé. Et en me confrontant à la matérialité de cette horreur, j’y ai vu le pire de ce à quoi je m’attendais ; j’ai par ailleurs fait l’acquisition – à savoir si ce fut moi ou elle qui m’adoptât – d’une de ces charmantes bestioles de ce genre de lézard boursoufflé recouvert de métastases enflées et olivâtres qui composait la faune de cette zone géographique entre jungle et mangrove où les catastrophes nucléaires ne sont pas, à répétition, sorties de leur quotidien et qui, à la suite du pire, ont envahi les villes, toutes les villes. À peine mon petit compagnon – qui rugissait de mignonnets borborygmes entre le ronronnement et le caquètement que j’ai vainement tenté de transcrire par l’infâme « GRAOUR » – et moi-même avions quitté le speeder faisant la navette entre l’astrogare et la ville (et qui coûte une blinde lorsqu’on est accompagné d’animaux) que je ne pus qu’admirer ces massives avenues, qu’un architecte entêté n’eut d’autre idée pour affirmer son amour pour le cubique que d’en faire l’élément primordiale de son ingénierie ; et il me vint à l’esprit que ce que traduisaient ces boulevards de pierres jaunâtres que l’on croirait sales, même propres, qui se panachaient de marbrures ocres sous les alluvions des pluies acides (un paysage somme toute semblant dessiné à la sanguine), c’était que les Borromini, les Mansard et Garnier s’appuyaient sur la leçon vitruvienne d’un être qui ne fait qu’un avec le bâtiment : l’apparence, les pensées, la vocation et le testament étaient inscrits, là, dans le marbre. L’humain et le bâtiment se construit, pierre après pierre, pour exister par delà l’existence. Mais là qu’en dire ? C’est un cube ! Une construction compacte qui traduisait les préjugés que l’on porte à ces énergumènes que l’on croit connaître et comprendre, appréhender dans son ensemble en un seul coup d’œil. Un Cube ! Comme si l’humanité n’était plus qu’un amas sans vie, une pluralité informe, terne, sans couleurs ni éclat, sans idées. Où sont le tout numérique et les voitures qui volent, que nous vantions dans notre enfance ? Où sont-ce sur ce pseudo-Tatooine ? Le monde n’est-il plus qu’une pâle copie de nos rêveries, sans le rêve. Un reflet gravé sur les mémoires de nos enfances qui n’a su, de nos offenses, comment mourir. Pourtant, malgré les tribulations qui bourdonnent et chamaillent le fil de mes pensées, il me faut, séance tenante, apaiser ma colère, car me voici arrivé à destination. 

WOOOSHHH

« WOOOSHHH » s’étrillait le compacteur après le lancement de la procédure d’essai.
– Vous voyez ?
– Non, mais j’entends ! Et ce que j’entends, c’est qu’il n’y a pas le moindre défaut… Le conduit est propre, le silence est souple. Non vraiment, c’est clair comme un jour de désertion, riais-je. 
– Attendez, le pire vient après.
« WOOOSHHH »
– Vous voyez ?
– Ah non, répondis-je. Non il n’y a pas à tortiller, c’est même mieux qu’avant !
– Je comprends pas, fit mon interlocuteur interloqué.
– Vous ne comprenez pas quoi ?
– Si ça fait WOOOSHHH, c’est mauvais signe, non ?
– Non, WOOOSCHHH c’est plutôt normal, c’est si ça fait PSCHIII que ça pue la merde, maintins-je, pédagogue.
– Je sais pas, je connais pas le nouveau système. Moi quand j’entends « PSCHIII » en général c’est les réactions susurrées des agacés quand j’explique quelque chose. Mais sur la machine, c’est soit à cause du vérin, soit une fuite dans l’imperméabilité des durites. 
– Oui, bon effectivement là, si le problème vient du vérin ou des durites c’est pas bon signe.
– Oui mais non, parce que là, ça fait « WOOOSHHH » et pas « PSCHIII », donc ça vient pas du vérin. J’y comprends rien à ces fadaises, pour moi c’est du vent.
– Attendez, m’interrogeais-je magnanime, vous êtes bien le responsable de l’entretien du réseau ?
– Oui.
– Vous allez me dire pourquoi vous m’avez fait venir de l’autre bout de la planète ou je vous en colle une !
– Mais je me tue à vous le dire, quand j’allume le bazar, ça fait « WOOOSHHH ».
Cela faisait bientôt une heure que nous tournions en rond ; mon interlocuteur maintenant que ce qu’il prenait pour un défaut était en réalité le fonctionnement normal. Je ne parvenais pas à déterminer s’il évoluait dans un paradigme, de ceux que l’on ne perçoit que sous un certain éclairage, une certaine appréhension dont disposerait une minorité fantasque mais sensible, ou bien s’il n’avait, à la naissance, été doté de ce qu’il fallait pour comprendre le limpide. Je me dus alors de diriger la conversation comme on prend un enfant par la main.
« Ça fait WOOOSHHH depuis combien de temps ? m’enquis-je.
– Depuis le début !
– Depuis le…? Et vous ne vous êtes pas dit que si le bruit est là depuis le début c’est que ça va avec la panoplie ?
– Je vous dit que j’y comprends rien, c’est pour ça que je vous ai appelé ! Imaginez que ça soit grave et que ça empire, j’allais pas attendre plus. Bon de toute façon j’ai bien compris que vous me preniez pour une truffe. Mais le compacteur, WOOOSHHH ou pas, il fonctionne bien.
– Ah ! La bonne heure ! fit-je, soulagé.
– Donc là, j’attends à côté du bazar, et si ça ne fait pas WOOOSHHH, je vous appelle ?
– Oui, enfin non vous n’êtes pas obligé d’attendre à côté que ça fasse WOOOSHHH, ce serait dommage.
– Alors j’attends à côté, et si ça fait PSCHIII je vous appelle, c’est ça ? »
Je décidais de lâcher l’affaire en saluant le responsable du réseau. J’avais d’autres projets en ville pour la journée et, en bas de l’immeuble, sautais dans la première rame du transport en commun typique de cette urbanité – sorte de compartiment cylindrique qui glissait, par un jeu d’air comprimé, dans un long tuyau de verre. C’est alors, une fois à l’intérieur, les portes coulissèrent et le wagon démarrant, que mon oreille experte d’ingénieur perçut ce discret « PSCHIII ».
– Ah bah non, m’écriais-je, alangui, c’est pas au point du tout ».

GRAOUR

La salle d’attente du vétérinaire me rappelait alors les halls de gare où l’impatience est de mise et s’adonne à une danse démoniaque dans les dents de l’imperceptible cri de l’inattendu, où nous nous accoutumons à cet espoir d’avoir un train à l’heure, de s’interroger sur la tenue de notre futur le plus proche que constituait notre voyage, quand nos pensées sont dictées davantage par l’histoire qui se fait l’étalage dans la vie des autres et que – par impudeur, histrionisme ou ignorance – elles nous rendent sourd aux clameurs de notre moi intérieur. Je me figurais alors que l’é… « MAAAAOOU ? ». Oh. Veuillez pardonner cette parenthèse qui me fut susurré au creux de l’oreille par le miaulement délicat d’un chat qu’une entorse abrégeait le quotidien d’une brûlante torture. Je disais donc, assistant à ce théâtre formidable qui se jouait sous mes yeux dans le hall de la gare, que je me figurais que l’égoïsme est un amour de soi et un oubli des autres, que l’on retrouve d’ailleurs particulièrement chez les tartarins et les histrions que j’évoquais tout à l’heure, et qu’à force de les observer j’eus tendance à penser que ce qui les caractérisaient communément étaient qu’ils soliloquaient davantage qu’ils ne divaguassent. Pourtant on ne peut aimer seul ; on aime et est aimé par le regard des autres. Aussi en définitive, être égoïste c’est un oubli des autres, un oubli de soi. 
Quant à la petite créature qui trônait sur mes genoux, elle me témoignait d’une imputrescible fidélité en contemplant à ma suite ce hall où se dictaient les « MEOOOW » tracas du monde animal face à l’inconnu. Ah ! Cette fois-ci c’est un chat américain qui m’a coupé ! Mon lézard taisait son timide graour face à l’abondant florilège de coassement qui délaissait la miséricorde pour pardonner ces affronts aux tympans et « GAEGUL GAEGUL » Bon sang ! On ne peut donc décemment dérouler le fil de ses pensées sans qu’une grenouille coréenne n’y déroge. Mon impatience crépitait comme on attend un train qui n’arrive pas, alors que, déclamant un « GRAOUR » incessant mon lézard compatissait à ma hargne. Soudain, mon numéro fut enfin appelé, et le siège sur lequel je fus installé s’enfonça dans le carrelage pour rejoindre la pièce du dessous. 
Quand je déposa mon lézard sur la table d’auscultation, le vétérinaire l’empoigna, d’une manière précise mais virulente, l’examina sous toutes les coutures avant de me signifier :
« Il a beaucoup de chances ce petit…
– Pardon ? Vous appelez ça de la chance ! fulminais-je.
– Oui de la chance. Que pensez-vous être le pire pour lui ? »
Je répondit derechef.
« Le pire ? Mais ça : gonfler avec plein de plaies purulentes partout et échouer dans un environnement qui n’est pas le sien !
– Hum, fit le vétérinaire, je vous prescris un antibiotique et vais lui faire une injection d’amoxicilline, afin qu’il ne souffre pas trop…
– Il souffre comment ? lui demanda-je.
– Boarf. Toutes ces cicatrices causent surtout des démangeaisons, mais la douleur est faible pourtant bien présente, ce qui la rend terrible : discrète et omniprésente. Et ce genre de douleur, on en vit tous, même si elles ne sont pas forcément physique. Les plus grandes douleurs que l’on promène, elles sont là, dans votre tête. Vous pensez, vous, que votre quotidien soit meilleur que le sien ?
– Oui. Je n’ai subi aucune catastrophe qui m’a obligé à fuir, et j’ai une bonne santé ».
Le vétérinaire marqua une pause avant de reprendre. 
« Pour votre lézard, le meilleur qu’on pouvait lui souhaiter, si ce fut de vivre dans sa mangrove, ce meilleur-là n’existe plus depuis qu’on a décidé, pour des raisons environnementales de réintroduire dans la jungle des espèces qui sont pour lui des prédateurs. Alors poussé par des émanations radioactives qui l’a éloigné de la comestibilité, cette espèce nomade n’a fait que s’éloigner du pire ; et en plus de cela, alors que la plupart de ses congénères erre dans les parages, lui a trouvé quelqu’un pour le prendre sous son aile. Voyons. Vous pensez vraiment que votre quotidien soit meilleur que le sien ? Moi je ne pense pas ». 
Mon petit lézard, pour toute conclusion, lâcha un timide « GRAOUR ? ».

TIC TAC TIC TAC TIC TOC TIC TAC

Je commençais à être passablement contrarié par cette journée qui ne laissais poindre ça fin qu’à l’aune de mon agacement. La ville plongeait doucement dans l’obscurité, et n’avait de meilleur idée pour y pallier que de s’éclairer de néons et de panneaux LEDs bigarré, du vert, du jaune et du orange, qui semblait s’accommoder de ma colère, mon aigreur et mon mal-être.  Pourtant, la cité accueillait sans doute le dernier horloger de la planète, qui travaillait encore sur du matériel ancien, des antiquités qui fonctionnaient encore avec des aiguilles, alors que la plupart des passants traine à leur poignet les montres connectés qui ont pullulé sur le marché jusqu’à l’ivresse, jusqu’à essorer et lessiver notre demande ; mais puisque les radiations ont eu des lourdes incidences sur la connectique et interféré sur les ondes, ce genre de montre n’avait d’autre besogne, à moins d’être rechargé, de donner l’heure. Ainsi l’on se pare d’inutile et de ridicule. 
En rentrant dans la boutique, une clochette tinta, comme ce fut la coutume quelques siècles plus tôt, et ma présence incandescente, tout en s’éloignant de la factice lumière de la rue, irradiait de ce son qui fondit au milieu d’un concert de minuterie : « TIC TAC TIC TAC TIC TAC… ». Au guichet, l’horloger m’attendait, s’empara de la montre que je lui tendis, en même temps que mon bonjour. Il l’ausculta immédiatement comme si, d’un regard, d’une écoute, il avait compris le problème. Moi, perdu dans cette forêt de son qui se répétait inlassablement, je repensais à ce que m’avait dit le vétérinaire. Mon quotidien était-il pire que ce que je me figurais, où la vision que j’en avais était-elle meilleure que je ne le vivais ? Sans doute avait-il révélé une lassitude que je n’osais m’avouer mais que, parce que mon lézard m’avait un instant échappé de mon quotidien, je me suis soudainement dessiné comme sur un tableau noir que l’on a trop recouvert de craie à force de supposer, de souscrire et de fondre dans un agglomérat asphyxiant mais cohérent, en me confrontant à la réparation du réseau plus tôt dans la journée. Mais je m’enchantais davantage, réceptif aux chants des montres, de leur TIC TAC TIC TAC, de cette arythmie cadencée qui me faisait voir comme un autre monde qu’il est possible de contempler. J’interrogeais l’horloger :
« Vous parvenez à entendre le problème de ma montre avec tout ce tintouin ?
– Vous savez, répondit-il, je connais tous ces tintements, je les ai accompagné, j’ai apporté ce que je pouvais pour améliorer l’ensemble, créer une vaine harmonie. Mais quand on m’apporte une montre que je ne connais pas, c’est comme un percussionniste avant-gardiste dans un orchestre classique : il déchante et on le remarque. Non pas que ce qu’il propose soit de mauvais augure, mais il s’échappe du quotidien, du meilleur, comme du pire. Il est juste différent. Alors il est intéressant d’écouter, de remettre en question la cohérence de notre monde, l’harmonie. Et vint ce moment où l’on doit faire un choix : soit s’adapter, soit le corriger. Écoutez ».
« TIC TAC TIC TAC TIC TAC » faisait la douce cacophonie. – Je n’entends rien de particulier, fit-je naïvement.
– N’entendez pas, écoutez ».
« TIC TAC TIC TAC TIC TOC TIC TAC TIC TAC »
« Vous savez ce que j’aime avec les montres et les horloges ? demanda-t-il alors que le carillon retentissant d’une pendule Art déco de 1925 martelait le temps qui passait, ce que j’aime par dessus tout c’est la virée quantique que leur musique emporte. Les sons évoluent : le Klaxon d’un speeder, le vibrato d’un trombone, le crépitement d’un écran. L’usure les modifie, les dévoie, mais pas les montres ; et de savoir que le son que j’entends fut le même son qu’ont pu entendre des visiteurs ancestraux me transporte dans un univers où je n’ai de matière. J’entre alors en contact avec ces autres avec qui je partage ce son. Le tout c’est de savoir où l’on est, où l’on va : c’est la notre seule différence avec les mélomanes du passé, ce qui savent et ont su écouter et pas d’entendre ».
Il posa un regard bienveillant à ma montre en la faisant tourner dans ses doigts, avant de me saluer :
« Elle marche très bien votre montre, elle marche différemment des autres, c’est tout », conclut-il.

Quand je quittais la boutique, l’horloger la fermait en glissant les grilles et en tirant le store, dans un CLING CLING BAM amusant. La journée avait été éprouvante, épouvante. Je regardais mon graour qui me fixait l’air de dire « Où va-t-on » sauf qu’il ne rugit simplement que GRAOUR, mais un « GRAOUR » plein d’amitié, feignant de poser la question parce que, durant la journée m’apprivoisant, il connaissait la réponse. Moi je voyais ce petit être que je croyais malheureux, loin de chez lui et sans plus de prédateurs, n’était pas égaré mais était venu me chercher. Et moi, petite montre qui sonnait bizarre j’errais dans ce monde qui me digérais, je décida de raccompagner mon graour chez lui, en souhaitant que son monde veuille m’adopter. J’allais sur les chemins de ma fortune où, loin des villes futuristes, je m’attelais enfin à m’attendre au meilleur.