Barli et la destinée

Il n’échappe à personne que les aventures, dans ce que les épopées ont de glorifiant, constituent un saut dans l’inconnu indéniable ; et ce n’est pas (pour autant que l’on ne soit pas coutumier de l’aventure) l’aventure en elle-même, dans sa succession de péripéties, qui peut dérouter parfois, mais l’inconnu même de l’aventure dans sa nature propre. En cela, lorsque le confort d’une vie monotone et prévisible est un quotidien occupant, il n’est à ne pas douter qu’oser l’aventure et partir à l’inconnu est déjà un premier périple affronté. Et là où les baroudeurs n’y verront qu’un premier pas dans le défilé des péripéties et des dangers qu’ils auront à affronter, pour les plus timorés en revanche il s’agit non seulement d’une première aventure – qui débuta dès lors qu’ils se décidassent à explorer la vastitude d’un monde inconnu, en cela qu’il n’est ni étranger, ni menaçant, mais qu’il n’attendisse qu’à être découvert – mais aussi la fin de la première et le début d’une nouvelle. 

Aussi, il sera plus compréhensible – voire audible – pour l’auditeur de la Valse n°2 de Chostakovich qu’il en comprisse l’aventure qui se déroule sous ses oreilles d’introduire les protagonistes de cette fable, et que personne – par pudeur ou par omission – n’a jugé bon de présenter. Ainsi vous rencontrerez :

  • Barli, le Chat, joué par le Saxophone
  • Évi, la Taupe, incarnée par le duo de harpe et du triangle
  • Le Maréchal, le Loup, incarné par l’ensemble de cordes
  • Le roi des Lyres, l’oiseau-lyre, que représente la marche militaire
  • Crépin, l’Ours, est un trombone

Maintenant que tous les personnages de cette histoire vous sont connus, ce saut dans l’aventure semblera plus digeste et moins angoissant. Alors, écoutons.

Il lui avait été coutume de penser aux qu’en-dira-t-on qui pourrait jaser sur la place publique et dans le barbotage des mondanités. Pourtant en quittant le Nouveau Monde, Barli rejetait d’un revers de manche le désarroi qu’ils pourraient lui causer, tout simplement qu’il ne les entendît pas. Son air traînant que le temps maussade ne faisait que refléter un peu plus l’emportait par-delà les rues, et le vide qui grinçait dans son cœur et dans son estomac ne cessait de crier gare. Et dans cet instant où l’on est prêt à bien des sacrifices pour s’épargner de la mendicité, il se résolut à employer le plus malicieux des talents, celui qui cache que l’on n’en ait point, quand bien même une paralysie qui lui causait des crampes ne pouvait feindre qu’il s’inquiétait sans cesse de ce qu’il adviendra, et qu’il lui fut pardonner ces affronts s’il n’avait quitté son salon. Alors sa voix s’élança, les arpèges de ses talents s’élevèrent pour appuyer sa complainte, et vanter qu’il n’y eut de si belles voix à écouter que ce ne fut pour verser quelques pièces dans son aumônière. Une foule amusée s’amassa autour de cet intrus qui fanfaronnait, ne comptant que sur cette distraction passagère pour égayer la morosité du quotidien que le pouvoir monarchique, depuis quelques temps d’égarement et de démence démenaient les badauds, les sujets qui croulaient sous l’impôt ; l’imposture d’un tyran qui laissait son image briller – comme la somptueuse sculpture archangélique d’un char doré jaillissant de l’eau – et dissimuler son reflet se déformer aux rides de l’ondée. Mais ce chat qui miaulait aux vents le grincement de sa panse valait bien de se dédouaner des décadences courtisanes. Et quand bien même le Maréchal prohibait la manche, il n’y a gueuseries sans obole, et le mendiant passait davantage pour une fantaisie offerte par le monarque. Mais les applaudissements s’abandonnaient a crescendo à la mitraille, et de cette cacophonie une petite voix s’éleva, consciente du risque que courrait le félin ; cette voix c’était Évi, une petite taupe que l’anachorétisme a préservé de la déraison « Attention, si tu continues, tu seras reclus. ET, le Maréchal sera ravi de te voir puni ». Pourtant, sa mise en garde était étouffée dans le cri de la foule.  

« Voilà les loups ! » s’exclamèrent les accents les plus attentifs. 

Le Maréchal était un grand personnage, vêtu d’un pourpoint bouffant et d’une armure chatoyante. En voyant Barli qui récoltait ses sous et racoler sa réclame, il s’élança vers lui et retint sa main qui empoignait la cagnotte. Autour d’eux la meute dessinait un cercle impénétrable, et la foule se dispersait bien vite. « Que n’as-tu de beaux desseins qui t’obligent à voler ? 

-Je n’ai rien volé, messire, rétorqua Barli.
-Mais ces pièces que tu ramasses ne sont pas à toi ! »

Barli ne réagit pas immédiatement, comprenant que ses agissements pourraient lui être répréhensible. Alors c’est sa malice qui prit le pas.

« Je les ai ramassé, c’est bien vrai, mais c’est pour les rendre à ceux qui les ont égaré ! ».

Le Maréchal était bien méfiant, il poursuivit « il est interdit de quémander la nourriture d’autrui » ; une petite voix surgit ; c’était encore Évi la taupe qui s’exclamait « Attention, si tu continues, tu seras reclus. ET, le Maréchal sera ravi de te voir puni » mais obnubilé par sa réponse, Barli ne l’entendit point.

Soudain, les portes du palais s’ouvrirent triomphalement dans une fanfare tonitruante, et du défilé l’exubérance du roi des Lyres se remarqua parmi la danse de ses plumes. Et la sommation qui avait lieu sur le trajet de la parade se remarqua tout autant. Le roi des Lyres, voyant le chat et le loup, interrompit son carnaval « Qui se soucie séant de ses sujets plus que son roi ?

-C’est un vagabond sire, qui se prétend déclamer des proses sans sous, répondit le Maréchal.
-Il y a méprise mon roi, rétorqua Barli. 

Les arabesques du plumage monarchique s’approchèrent du chat, écartant le Maréchal de la confidence ; son ramage formait une cage plus intime que le secret sait choyer. 

-J’ignore d’où tu éclos, mais je connais ta destinée, car ici d’où que tu viennes je suis ton roi, et je suis la Connaissance et la Vérité. J’ai la science de tes méfaits, mais ils ne te seront pardonnés que si tu daignes les avouer. Allons, saches me les conter, je serai pour toi œuvre de confiance ».

Barli hésita, mais le faste environnant qui se cachait des plumes de son roi, dans cette querelle de l’être et de l’apparence, lui dicta que ce royaume était sain, et que son roi devait être bon. Alors il avoua :

-Sire je suis affamé, si vous m’avez vu vous savez que j’ai reçu quelques dons, en contrepartie de griseries de saltimbanque.
-Tu as diverti mon peuple, et je te pardonnes, lâcha le roi des Lyres avant de poursuivre, je laisse au Maréchal le soin de juger de mon pardon ».

Le roi pivota en direction de son gens d’armes, proclama « emmenez-le », et poursuivit sa parade. 

Quand il se réveilla, le chat se sentit dans un espace étouffé, non seulement qu’il n’avait que peu d’espace, mais également que son compagnon de cellule était une masse immense qui l’effrayait. Et sans doute, c’était sa frayeur qui lui tenait le plus de place. Mais la peur, au fil des heures, devint une compagne aimable qui se diluait dans le temps : l’Ours s’appelait Crépin. Ce n’était pas le plus téméraire des aventuriers, mais avait découvert mille choses. C’est de sa voix pétaradante qu’il philosophait :

« L’aventure est une douce mélancolie qui ne s’achève que lorsqu’on l’empoigne, car l’aventure se parcourt et se rêve. Lorsque l’on rêve, on ne vit qu’à moitié, mais c’est plus suffisant encore que celui qui ne connaît pas d’aventure ».

Barli ne faisait qu’écouter, mais sans poursuivre le contradictoire, car il appréhendait de contredire l’Ours, et bien qu’il s’avérait d’une gentillesse mielleuse, la peur qu’il ne s’énerve restait son meilleur argument. Mais pour Barli, qui avait pris un goût modérée pour l’aventure n’acceptait plus seulement le rêve de l’aventure : il est pour certain assouvi dès lors que l’on anticipe chaque recoins du périple, chaque possibilité et probabilité des péripéties rencontrées, si bien que partir à l’aventure serait aussi distrayant que de relire un roman déjà parcouru. Pour d’autres, le rêve n’est que le catalyseur d’un intarissable appétit. Et si Crépin se délectait du pain dur et de l’eau qu’on lui servît en geôle, ce maigre festin ne calmait pas la satiété de cette béance que le chat venait de se découvrir ; alors quitter cette prison, ne serait-ce que de le décider, serait en soi une nouvelle aventure, avant d’y réchapper. Mais le rêve était tant volatile que le chat s’y résigna. Soudain, le sol en terre battue gigota, se fendilla, et une petite motte se constitua, d’où émergea Évi qui lui enseigna « Ne cesse jamais de rêver, de t’aventurer. Sinon dans cette prison, c’est un abandon ! ». 

Cette soif d’aventure, c’est ce qui conduit Barli aujourd’hui, sur les routes. On raconte qu’après avoir suivi Évi dans le tunnel qu’elle avait creusé, Barli avait quitté le royaume, libre. Et tous deux arpentent désormais les sentiers, comme pour témoigner qu’on ne vit d’aventures à l’aune de son appétit. Seul un coup de canon, en quittant la bastille, avait tenté de mettre fin à sa course. Aujourd’hui encore, les soirs d’orage, on peut entendre les canonnades se mêler aux borborygmes grinçants de Barli.