L’intriguant monde inverse d’Onikori

« L’imagination est plus importante que le savoir » disait Einstein…

Idval se remémorait sans cesse cette phrase, alors que sa page blanche n’avait été que peu remplie. La barque de pêche sur laquelle ils patientaient avec Naëcr tanguait frileusement, balancée par l’eau scintillante qui la portait, et cette danse aquatique pourtant n’avait pas apporté les mots qui cadenceraient les marges de cette feuille quadrillée. Naëcr ne prit pas gare à ce désarroi, pas plus qu’à s’attendrir du poisson qui se prendrait dans son filet. Il avait été emporté dans un roman dont l’intrigue avait noyé sa conscience dans les abysses de la fiction.

Ce qui releva son attention fut le brusque surgissement de l’eau qui étale ses perles sur la coque de bois, les cheveux trempés de son ami qui retombaient laborieusement sur son visage :
« Onikori ! » lança-t-il, essoufflé.

Naëcr le fixa, inquiet. Idval est de ces personnes terre à terre qui ne savent plus étonner quand on les connaît, mais ce simple mot incompréhensible ne correspondait à rien de ce dont il était capable de se souvenir. C’est pourquoi il lui requit une explication.
« Onikori est une nymphe, reine du lac et du monde inverse ».

Cette réponse laissait Naëcr encore plus perplexe, d’autant plus qu’il ignorait jusqu’à l’existence même d’un royaume en cet endroit. Idval l’invita alors à l’imiter ; les deux pêcheurs se penchèrent. Au-delà de leur reflet qu’ils ne pouvaient reconnaître s’étendait l’immensité d’un vide à portée de main. Chacun prit une grande bouffée d’oxygène, puis leurs visages s’enfoncèrent dans la mer et disparurent de la surface.

Lorsqu’ils sortirent leur tête de l’eau, le souffle coupé, leur joie débordait :
« As-tu vu cette ville prodigieuse, presque atlantide, s’étalant sur le flanc des profondeurs ? demanda Idval.
– Pour sûr ! Est-ce cela le monde inverse ? »

Le conteur acquiesça, et un sourire émerveillé agrippait alors Naëcr qui desserra sa poigne du roman qu’il n’avait pas encore relâché. Leurs esprits, qui ne demandaient qu’à étancher leur curiosité, s’imbibaient d’une euphorie troublée. Ils plongèrent à nouveau leurs faces dans l’eau pour tenter de percevoir le palais de la reine, et dans un langage que ne permet pas d’aventure un dialogue sous-marin, ils parvenaient petit à petit à se comprendre sous l’eau. Puis sans s’en rendre compte alors que leur attention revenait dans le rafiot, il leur semblait que désormais au-dessus de leur tête, ce n’était plus la voûte céleste mais la noirceur des abysses, la barque voguant à la surface de l’eau, portée par la vacuité de l’atmosphère. Leurs membres semblaient évoluer dans une pesanteur nouvelle ; cette phrase revint à la mémoire d’Idval :

« L’imagination est plus importante que le savoir ! »

« Allons au palais, demandons l’asile à cette princesse ! », lança Naëcr.

Pendant un instant, Idval hésita : plonger à l’inconnu vers cette ville aquatique lui causa des réflexions sur ce qu’il jugeait bon de faire, et l’ivresse de Naëcr pour rencontrer Onikori semblait terrible. Pourtant le goût de l’aventure convient à l’écrivain qui manque d’expériences à raconter lorsque l’imagination fait défaut. Il se ravisa, se saisit des rames ; doucement, l’embarcation décolla de la surface de l’eau, puis, attirée par des afflux salins qui rassurait sa portance, s’élança en direction de la ville.

Naëcr fut le premier à poser son pied dans une rue déserte, pavée de coquillages. L’artère dans laquelle ils venaient d’arrimer avait été aménagée de petites sphères luminescentes, qui chatoyaient l’avenue de forts contrastes des pierres noires des baraques : les maisons troglodytiques avaient probablement été creusées à même la roche mais reprenaient peu ou proue le même schéma : c’étaient d’imposants cubes empilés ouverts de larges fenêtres rehaussées de corails, richement parées de statues figurant soit des monstres marins, soit des soldats gardant la porte, armés de trident. Sur la plupart, un symbole d’infini ressortait en cornaline ou en turquoise de la façade rythmée par des pilastres. Les maisons se distinguaient les unes des autres par la noirceur de la roche, tantôt brune claire, presque sable, tantôt franchement terre sombre, hormis quelques unes qui semblaient importées, taillées dans un cristal de sel. De ce socle immobile s’épanchaient de grandes algues palmelloïdes et colorées qui s’agitaient au gré des courants du lagon. Le boulevard avait des airs d’une haie d’honneurs qui accueillait leurs visiteurs jusqu’au palais ; celui-ci s’imposait de façon magistrale au centre de la ville : parfaitement carré à sa base, il s’élevait sur trois étages dans une continuité que reliaient six imposantes colonnes de corail qui se terminaient en feuillages longilignes, retenant un fronton arrondi. Aux fenêtres qui prenaient place à chaque étage entre chaque colonne s’ajoutaient une coupole faramineuse en verre bardée de dorures, afin de faire pénétrer la lumière dans l’édifice.

Naëcr restait là, seul, à contempler cette architecture étonnante, à la fois bariolée et sombre, rectiligne et courbée qui s’animait des reflets iridescents de la lumière au travers de l’eau. Idval le rejoint rapidement ; la barque flottait en apesanteur, stationnée dans la rue. Il fut tout aussi stupéfait de la grandeur du château, dont il put décrire à son comparse toute l’histoire. Malgré tout, ce qu’il ignorait, c’était l’absence de pas, de rires, de vie en fin de compte, dans la rue. Il crut apercevoir de- ci, de-là, quelques paires d’yeux menaçants scintiller dans l’obscurité, ce qui lui valut une crainte, une désagréable sensation d’être observé, le poussant à se réfugier dans le palace dont la porte s’ouvrit dans un glouglou grinçant.
« Pourquoi il n’y a personne ici ? » s’interrogea Naëcr, une fois à l’intérieur.

Idval posait son regard sur l’inscription gravée en dessus de porte, inscrite dans une langue qu’il ne connaissait pas, mais étonnamment, qu’il savait traduire :

« Quatre mots ouvrent à l’ivresse de l’imagination »
Il n’en sut davantage ; s’interrogeant sur ces quatre mots mystérieux, Idval voyait là la clé

de son périple sans pour autant la tenir, sa quête de l’inspiration était cadenassée par cette énigme. « L’imagination est plus importante que le savoir » pensa-t-il inlassablement.

Soudain, une voix cristalline, douce et bienveillante, résonna derrière eux : « La prospérité vous accompagne, amis pêcheurs ».

Les deux pêcheurs susmentionnés dévisagèrent cette imposante personne au teint presque blanc. La chevelure rousse, malgré l’apesanteur des fonds marins, reposait impeccablement sur ses épaules. Sa silhouette fine et claire s’auréolait d’une grâce vertueuse et naturelle qui semblait illuminer ce sombre hall.
« Onikori ? reconnut Naëcr.
– Nous n’avons pas été présentés Naëcr, mais je te connais. (elle marqua une pause dans sa phrase). Vous ne devriez pas rester ici. Les habitants qui viennent ne repartent jamais s’ils restent trop longtemps »

Si la raison avait habité Naëcr et Idval, ils seraient repartis sur le conseil d’Onikori. Mais pour l’écrivain en manque d’idée, l’hospitalité d’Onikori ne pourrait qu’être une aubaine pour découvrir les quatre mots de l’imagination. Quant à Naëcr, il s’était forgé une image si belle et plaisante de la princesse qu’en la voyant il ne voulait que la connaître. La reine des lieux soupira, et leur accorda le gîte et le couvert.

Onikori bavardait sans relâche de l’histoire de son pays, tel un feu ravivé par les questions de Naëcr. Le repas qu’on leur offrit s’annonça plus maigre qu’entendu :
« Les pêcheurs ne pêchent pas de poissons, avait-elle lancé sèchement.
– De quoi vous nourrissez-vous alors ? Interrogea Idval, circonspect.
– Les pêcheurs, s’ils n’ont que le ciel pour océan, rapportent des nuages. N’avez-vous jamais remarqué qu’on peut tout y voir dans un nuage ? Ils sont notre nourriture, mais aussi nos histoires, nos spectacles, nos paysages… Au-delà de pures critères esthétiques et oisifs, les nuages sont l’essence et le fondement du monde inverse, ils en assurent l’équilibre. Plus qu’un soutien économique, c’est un pilier vital pour notre cité. C’est pourquoi les pêcheurs tiennent une place primordiale dans notre société. »

Les histoires que créé l’imagination ont ce pouvoir soporifique sur les affamés de rêves comme l’est Naëcr dont la conscience s’évapora dans les bras d’Onikori :
« Il s’est endormi. Vous ne devriez pas rester.
– Je ne peux pas partir, je dois découvrir tant de choses que le monde inverse a à m’offrir ! » se défendit Idval.

Onikori souffla à nouveau « Naëcr est un bon pêcheur, mais toi Idval tu es un pêcheur d’image. Tu n’as pas besoin du monde inverse pour trouver l’inspiration. Ce n’est pas un hasard si dans l’océan tu ne peux qu’observer une vision déformée de ton reflet : frôler l’ivresse de l’imaginaire a un prix.
– Je ne peux vous écouter davantage », conclut-il.

Il se leva pour se pavaner dans le château. Au détour d’un couloir, le sol de marbre se fendit, un craquement courroucé surgit de la crevasse et s’éleva le long des parois. À nouveau les curieux yeux clignotèrent dans l’ombre, scrutant Idval qui se sentit alors en danger. Il détala sur la longueur

du couloir, mais chacun de ses pas semblait d’une incommensurable difficulté pour avancer, et le couloir paraissait s’étendre. Plus le temps passait, plus la crevasse le rattrapait, et l’écho de sa bataille contre les ombres criait « Fuis Idval » avec les mots qu’Onikori lui avait tant prononcés. Le palais se mit à trembler et la voûte se détacha, parsemant la fuite d’Idval de lourdes roches. Une des colonnes de corail qui retenait une croisée d’ogives vacilla et chuta à son tour, et il sembla que de ce vacarme un grognement assoiffé se réveilla des ruines. Un séisme explosa le carrelage pour laisser paraître un serpent rocailleux, comme une anguille qui se mit à le poursuivre. Idval parvint, asphyxié, à atteindre la porte, échappant aux dents acérées du monstre.

Sain et rassuré de l’autre côté du battant,

il s’assit et se mit à ironiser :

« l’imagination est plus importante que le savoir »,

se laissant aller à un rire nerveux.

Quand il se fut calmé, il se leva, intrigué, pour observer une immense fresque pariétale qui parcourait tout le pans de mur qui lui faisait face. Dans la moitié haute, il reconnu Onikori, assise en majesté sur son trône de corail et de pierres dures. Elle accueillait avec amitié les pêcheurs d’images qui lui faisait offrande de nuages : c’était là l’exemple d’un bon gouvernement appliquant un usage modéré de l’imagination dans le monde inverse. Dans la moitié basse, cependant, quatre scènes étaient irriguées par des fleuves verdâtres ;

La première représentait un personnage morbide attaqué par un serpent semblable à celui qui l’avait poursuivi, en-dessous il était écrit
« Folie »

La seconde scène présentait un personnage, amoureux d’un être nébuleux qui le tenait accroché par des ficelles, en-dessous il était écrit
« Idolâtrie »

La troisième scène présentait un personnage sec et fin qui se tenait droit dans l’obscurité, des yeux scintillants l’observant, en-dessous il était écrit
« Paranoïa »

La dernière scène présentait le ciel en bas, la mer au-dessus, la ville pointant ses toits vers le ciel, elle était déserte, sans vie, en-dessous il était écrit
« Illusion »

C’était l’image d’une société qui a vécu dans l’excès de ce qu’elle produisait, et dont il ne reste rien. Une image qu’Onikori désirait échapper.

Idval ouvrit lentement la porte : l’immense serpent veillait. Le pêcheur s’engagea dans le long corridor qui connaissait désormais nombre de désagréments, des agrégats de roche qui avaient ouvert dans l’aile extérieure du château une plaie béante, donnant à voir l’allée de la ville qu’ils

avaient empruntée plus tôt avec Naëcr ; en face, la porte qu’il aurait dû emprunter était scellée de gravas. Le serpent tressaillit. Idval remarquait une fissure dans le mur que le séisme eut dû causer, il se hâta donc de s’y immiscer pour éviter une nouvelle chasse. Et de la noirceur il rejoignit la cour intérieure, surmontée du gigantesque dôme de verre, au travers duquel il admirait la simplicité du passage d’un nuage de poissons, vivaces et colorés, et sa danse dans les rayons du soleil qui l’appelait.

Mais une brusque secousse le ramena à ses préoccupations, plus intense et puissante que la première ; ce fut toute l’aile sud qui sombra dans un torrent de poussières et de vase, brisant l’armature fragile du dôme qui se décomposa, juchant le passage d’Idval de morceaux miroitant et coupant, s’étalant au ralenti dans la cour.

Il revint auprès d’Onikori, Naëcr bien que réveillé avait l’air de ne plus être tout à fait conscient. La nymphe l’accueillit avec la même rengaine qui devenait habituelle :
« Vous ne devriez pas rester ».

Un bourdonnement abasourdi retentit comme un bombardement, étant entendu que l’effondrement du palais se poursuivait.
« Que se passe-t-il, rétorqua Idval, pourquoi cette apocalypse ?
– Le monde inverse a toujours été accueillant, mais on ne peut y vivre. Vous, vous y êtes depuis trop longtemps. »

De grands lustres se décrochèrent à la suite d’un nouveau tremblement, de nouveaux morceaux de verre s’épanchèrent dans la pièce. Idval poursuivit :
« Ai-je connu les mots de l’imagination ?
– Tu as lu effectivement ces quatre maux.
– Comment puis-je m’en délivrer ?

Le séisme se fit plus intense et l’arcature s’effondra, ouvrant le plafond dans une brèche bleutée, brisant les fenêtres.

– Jamais tu n’oublieras ce que tu a appris ici. Mais tu as pris une bonne inspiration. Il est temps de remonter à la surface et de respirer l’air que tu connais », conseilla Onikori, avec la douceur qu’il lui connaissait désormais.

Elle jeta un regard à Naëcr, dont la conscience vaporeuse se noyait :
« Il est trop tard pour Naëcr. Si pour toi la connaissance du monde inverse t’as effrayé, lui s’est épris de la ville. Il est des personnes artificielles qui se plaisent à vivre dans les rêves que l’on dispense ici, c’est une cause de naufrage. »

Plus courte et plus forte encore, la dernière secouade brisa le plancher, séparant d’un gouffre inquiétant Idval d’Onikori. La structure du bâtiment semblait chancelante :
« C’en est donc fini du monde inverse, de l’imagination et des rêves ?
– Tu es de ceux qui sont l’intermédiaire entre le monde inverse et la terre, pêcheur d’image. Mon monde est infini, universel et omniprésent, il n’existe pas qu’au fond de la mer et ne connaîtra de fin. Même sur terre tu sauras le retrouver ».

Hésitant, Idval posa une dernière question :

« Est-ce-moi qui ai causé cette destruction ?
– L’imagination est plus importante que le savoir », répondit-elle d’un air rieur.
Le pêcheur d’image comprit la leçon. Rapidement, il salua la nymphe et se jeta par la fenêtre ; il sentit comme une apesanteur le porter, comme une nécessité de s’élever, planant au-dessus du boulevard, alors que derrière lui s’effondrait le palais. Il agrippa la barque d’une main et se laissa flotter jusqu’à la surface.

****

« Je repris la plume dès mon retour de voyage. À bien y réfléchir, je suis de ces écrivains qui jouent sur les mots. J’ai trouvé subtile la façon dont notre langue a estimé que l’inspiration désignait à la fois l’état créatif par excellence et la rétention respiratoire, ce qui nous est vital, dans un cas comme dans l’autre. Aussi, il ne m’a pas paru inconcevable lorsque, en manque d’inspiration, je me devais de la prendre pour plonger dans l’imagination, pour la provoquer.

Il n’y a pas d’auteur, pas plus que de lecteur, s’il n’y a pas d’imagination pour les baigner : mais un monde imaginaire porte tant à concrétiser nos rêves qu’il en est dangereux. Combien de fois Onikori nous eut averti que notre aventure était trop périlleuse ? C’est à l’auteur qu’il incombe de faire voyager celui qui l’écoute ; tout créateur imagine le monde qu’il connaît, ceux qui admire son œuvre marchent dans les limites de ce monde, en connaissance des quatre maux. Peut-être est-il trop hostile pour ceux qui ne savent pas les voir. Naëcr ne l’a jamais compris.

Finalement, ne serais-je pas un reflet du capitaine Nemo, lui qui voyait dans les livres les seuls liens qui le rattachent à la terre : le lecteur et l’écrivain que je suis désormais considère les ouvrages comme les seuls liens qui me rattachent au monde inverse. Je me suis refusé alors de plonger à nouveau dans ce monde inverse, un domaine dévoyé qui appartient à Onikori ; mais lorsque la pluie s’abat dans notre monde averse, je pense alors à cette nymphe imaginaire qui m’autorise à dévoiler les mystères et les merveilles que ma vie sous l’eau me permit de voir ».